« Qui ne sait décrire ne sait écrire […] décrire c’est peindre, et peindre, c’est former des images. » [1]
La co-présence de l’art, notamment la peinture, dans la littérature s’illustre par un jeu incessant entre texte et image, créant un espace sémantique où se nouent les enjeux de la représentation mais aussi plus largement ceux de la création. Soulignons d’ailleurs que le mot « peintre » peut définir non seulement un(e) artiste qui peint sur la toile mais également l’écrivain, l’orateur, qui peint par le discours.
Un extrait de Nice Work* de David Lodge, offre un parfait exemple des liens qui se tissent ainsi entre textuel et visuel, ou ce que Liliane Louvel nomme interpicturalité, c’est-à-dire les passages romanesques où « l’image est présente dans le texte, par effet de citation explicite, de plagiat, d’allusions, voire sous sa forme iconique, » [2] et, plus précisément ici, de mnémopicturalité (c’est-à-dire le souvenir d’une peinture).
Dans cet extrait, en effet, le personnage Vic Wilcox, pense à la séduisante Robyn Penrose. Tous ses employés semblent être partis à cette heure tardive et confortablement installé dans un fauteuil, seul dans la semi obscurité de son bureau dans lequel la lumière pâle du parking filtre à travers les stores, il se remémore alors un tableau qu’il a vu bien des années auparavant :
“She was the most independent woman he had ever met, and this had made him think of her as somehow unattached and – it was a funny word to float into his mind, but, well, chaste.
He recalled a painting he had seen once at the Rummidge Art Gallery, on a school outing – it must have been more than thirty years ago, but it had stuck in his memory, and arguing with Shirley the other day about nudes had revived it. A large oil painting of a Greek goddess and a lot of nymphs washing themselves in a pond in the middle of a wood, and some young chap in the foreground peeping at them from behind a bush. The goddess had just noticed the Peeping Tom, and was giving him a really filthy look, a look that seemed to come right out of the picture and subdue even the schoolboys who stared at it, usually all too ready to snigger and nudge each other at the sight of a female nude. For some reason, the painting was associated in his mind with the word ‘chaste’, and now with Robyn Penrose. He pictured her to himself in the pose of the goddess – tall, white-limbed, indignant, setting her dogs on the intruder. There was no place in the picture for a lover or husband – the goddess needed no male protector. That was how he had thought of Robyn Penrose, too, and she had said nothing to suggest the contrary until today, which had made it all the more upsetting.”
Upsetting? What right or reason had he to feel upset about Robyn Penrose’s private life?” (226)
Dès le tout début de ce passage, et grâce à une subtile anamorphose langagière, la fluidité textuelle semble comme ralentie, figée : écrit en italique, mis en retrait par un tiret, c’est en effet le mot chaste, que Vic associe à un tableau puis à Robyn, qui va convoquer la description de cette peinture. C’est d’ailleurs la répétition de ce mot qui terminera la description proprement dite.
Au fil de la lecture, le regard du lecteur semble ainsi entrer d’abord dans le musée (“The Rummidge Art Gallery”) puis dans le tableau lui-même, comme guidé par la mise en page : la description picturale prenant place dans le paragraphe suivant et se trouvant comme « encadrée » à l’intérieur même de celui-ci. En termes picturaux, cette description se nomme « ekphrasis », c’est-à-dire « une description riche et détaillée d’un objet d’art (peinture ou sculpture) » [3]. Celle-ci est introduite ici par un marqueur visuel (“he had seen once…”) et l’utilisation d’un champ lexical lié à la perception (“look,” “stared,” “He pictured her to himself…”) renforce ensuite la présence de l’image dans l’œil du lecteur.
Ni le titre ni l’auteur du tableau ne sont donnés mais il est aisé de reconnaître la référence à un tableau représentant « Diane et Actéon ». Peut-être celui du Titien, peint en 1559 pour Philip II d’Espagne :
Titien (1559), National Gallery of Scotland.
Ou encore celui peint par l’artiste Joachim A. Wtewael, en 1612 :
Joachim A. Wtewael (1612), Abott Lawrence Fundation.
Ou par Louis Galloche, en 1732 :
Louis Galloche (1732), Saint Petersbourg, Ermitage
Ces deux dernières œuvres représentent en effet Actéon dissimulé derrière un buisson tandis qu’il observe à la dérobée Diane, déesse chaste, vierge et cruelle, se baignant en compagnie de ses nymphes. Selon le mythe, Diane furieuse d’être ainsi épiée, transforma Actéon en daim ; il fut alors pourchassé puis tué par ses propres chiens.
Notons d’ailleurs que lors de l’adaptation filmique du roman pour la télévision britannique en 1989, les techniciens créèrent en studio un véritable « tableau vivant », dans lequel Diane Chasseresse possédait les traits de l’actrice jouant Robyn (Haydn Gwynne). Vic se rendait également au musée pour revoir le tableau (une salle de la Royal Birmingham Society of Artists fut louée pour l’occasion), et David Lodge écrivit une scène incluant le commentaire d’un guide. Si la référence à Actéon y était plus explicite – le guide indiquait en effet que le tableau était d’un auteur anonyme, probablement élève de Titien – le spectateur avait cependant là aussi son rôle à jouer puisqu’une connaissance de cette œuvre, sans être absolument nécessaire, permettait néanmoins également de mieux comprendre ses fonctions dans le récit.
Si, dans le roman, l’ironie métafictionnelle a lieu par rapport au personnage de Vic (ce dernier ne se souvient pas encore exactement pourquoi il associe Robyn à ce tableau) le lecteur peut, lui, compléter les informations manquantes. Il revisite alors son propre musée imaginaire et se souvient des premières allusions à la peinture disséminées dans le roman.
L’allusion picturale assure ainsi une fonction analeptique, rappelant la description à la fois métonymique et physique qui a été faite du personnage de Robyn, plus tôt dans le récit. La luminosité et les couleurs du tableau peint par Titien, par exemple, furent souvent comparées à celles utilisées par les Impressionnistes et éclaire la manière dont elle a été décrite : “She steps from the bath, stretching for a towel in one of those ungainly, intimate postures so beloved of Impressionist painters and deplored by the feminist art historians Robyn admires.” (44) L’allusion picturale donne également une description métaphorique de la jeune femme : universitaire, critique, spécialiste de littérature, Robyn est personnifiée par l’art, au sens large, qu’elle étudie et se trouve ainsi opposée au pragmatisme de Vic.
Cette peinture assure également une fonction proleptique puisqu’elle annonce la façon dont Vic décrira Robyn alors qu’ils s’apprêtent à passer la nuit ensemble : “She stands before him, a naked goddess. Small, round breasts with pink, pointed nipples. A slender waist, broad hips, and gently curving belly. A tongue of fire at her crotch. He worships.” (291) Un peu plus tard, alors que Robyn mettra fin à cette brève aventure, Vic soulignera que lorsqu’elle se met en colère, elle « ressemble à une déesse » (302)
Deux mythes se fondent ici : celui de Diane, déesse de la nuit et de la chasse (ombre et puissance de la femme) et celui de Méduse. Car, sitôt la description du tableau terminée, le lecteur semble se trouver de nouveau dans le musée où, dans les souvenirs de Vic, les écoliers étaient « médusés » par un regard semblant « jaillir du tableau ». Diane devient alors Méduse : femme double, à la fois fascinante et dangereuse (son regard pétrifie), femme castratrice aussi. Et c’est précisément, là, entre fascination et peur, que se situe l’espace du désir qu’éprouve Vic pour Robyn.
Selon Liliane Louvel, « le repérage d’une image passera par le regard, d’où la nécessaire présence d’un personnage en position de voyeur, que ce soit le narrateur ou un personnage de la diégèse » (107). Si Vic recrée son propre tableau, donnant à Diane les traits de Robyn Penrose (“He pictured her to himself in the pose of the goddess – tall, white-limbed, indignant, setting her dogs on the intruder”), quelques lignes plus loin, c’est bien lui qui prendra la place d’Actéon, l’indiscret, le voyeur – rôle dont il devient vite conscient : “[…] he recalled how he had spied on Robyn Penrose on her first visit, and realized with a guilty pang why he associated her with the picture in the Rummidge Art Gallery: he himself was the Peeping Tom in the foreground.” (229)
Le rôle de l’ekphrasis est donc double. Le passage du narratif au descriptif a d’abord une fonction poétique : il a lieu au milieu du chapitre quatre parmi les six que compte le roman et à travers l’allégorie de la femme idéalisée, c’est l’annonce d’une passion amoureuse non partagée et sa représentation qui nous sont révélées. La description picturale souligne en effet le tourment intérieur de Vic, qui sera déchiré entre sa passion pour la jeune femme indépendante et des années de vie commune avec sa femme, Marjorie.
Mais il révèle également la nature spécifique du discours choisi par David Lodge à la fois pour représenter le désir de Vic (rendu plus intense encore par l’intrusion du pictural) à travers la fusion du texte et de l’image, ainsi que la participation du lecteur qu’il souhaite provoquer. Cette intrusion, par ailleurs un procédé caractéristique de l’écriture lodgienne, souligne ainsi deux actes de voyeurisme : celui de Vic mais aussi celui du texte lui-même. Liliane Louvel remarque en effet que « récit dans le récit, les enjeux de l’ekphrasis montrent qu’il s’agit d’une distance, d’un acte de théorie, d’auto-réfléxivité, d’un art qui montre un autre art. » (74)
L’ekphrasis provoque ainsi une mise en abyme : l’espace représenté reflète l’espace représentant et l’image se fait le miroir du texte. Parfois au sens le plus littéral puisque c’est exactement en déesse conquérante que Robyn se dépeindra plus loin dans le roman alors que Vic, médusé, monte avec elle dans l’ascenseur qui mène à sa chambre d’hôtel – un ascenseur dont la glace lui renvoie son propre reflet… : “Perhaps she feels a certain sense of triumph at her conquest: the captain of industry at the feet of the feminist literary critic – a pleasing tableau.” (289)
Dans le passage évoqué ici, comme souvent, l’insertion du pictural dans le texte suspend celui-ci, produisant une impression d’arrêt sur image, sorte de digression qui permet de mieux comprendre les rouages du récit avant de le laisser reprendre son cours. La métamorphose incessante entre textuel et visuel créé ainsi un nouvel espace sémantique, « espace privilégié, celui où se lisent les enjeux et les savoirs du texte, le lieu de la rencontre de deux imaginaires, celui de l’écrivain et du lecteur. » [4]
Image provoquée par le texte et provocatrice, symbole d’une passion éphémère, elle semble, en effet, disparaître avec elle. Lorsqu’à la fin du roman, Vic résume cette histoire d’amour impossible, ce sont des vers de Tennyson tirés du poème “Locksley Hall Sixty Years After” (1886), qui lui reviennent en mémoire, un poème exprimant l’amour non partagé que le poète vouait à sa cousine, Amy.
L’allusion est d’autant plus appropriée que ces vers font d’abord référence à un tableau où ils figurent tout deux : “In the hall there hangs a painting – Amy’s arms about my neck – Happy children in a sunbeam sitting on the ribs of wreck...” [5] Puis ils évoquent l’instant où, resté seul, il ne reste au poète que le souvenir de ces jours heureux, le souvenir d’un tableau… :
“In my life there was a picture, she that clasped my neck had flown. I was left within the shadow, sitting on the wreck alone.” (356)
Notes
* Toutes les citations du roman sont tirées de l’édition Penguin, Londres, 1989.
1. Francis Wey, Remarques sur la langue française, Paris Didot 1845, 2d vol., p. 404.
2. Liliane Louvel, L’œil du texte, texte et image dans la littérature de langue anglaise. PUM : Toulouse, 1998, p. 143.
3. Ibid., p. 72.
4. Ibid., p. 164.
5. Alfred Lord Tennyson. “Locksley Hall Sixty Years After.” The Day-Dream and Other Poems. London, New York: Macmillan, 1886.