Une oeuvre au diapason…

Auteur postmoderne mêlant réalisme et fiction, humour et sérieux, le mot et l’image, les facettes de Lodge sont multiples, s’accordent… Tout comme les reflets du miroir qu’il tend à la réalité. Écrivain conscient des outils qu’il utilise, Lodge a en effet toujours mêlé critique littéraire et littérature critique, l’art du divertissement et le divertissement artistique. Le genre du « roman universitaire », caractérisant nombre de ses fictions, permettant d’ailleurs facilement le jeu entre théorie et pratique fictionnelle. La Vie en sourdine*, roman paru en 2008, ne fait pas exception, bien qu’il puisse presque être qualifié de « post-universitaire », selon Toby Lichtig1, puisque le protagoniste est cette fois un professeur à la retraite.

Sous plus d’un aspect, La Vie en sourdine renoue sans conteste avec des traits caractéristiques de la trilogie de Rummidge (pendant fictif de Birmingham) : Changement de décor (1975), où deux professeurs d’université, l’anglais Phillip Swallow et l’américain Morris Zapp, échangent leurs postes… puis leurs femmes ; Un tout petit monde (1984), « romance académique » où ces derniers croisent le chemin du jeune Persse McGarrigle allant de conférences en conférences à travers le monde, à la poursuite de la belle Angelica Pabst dont il est amoureux ; et Jeu de société (1988) dont les personnages (Vic Wilcox, directeur général d’usine et Robyn Penrose, maître de conférences, spécialiste du roman industriel du XIXe siècle) rejouent les intrigues du roman victorien.

La Vie en sourdine rappelle également Pensées secrètes (2001). Dans ce roman situé sur le campus de Gloucester et relatant la confrontation puis la brève liaison amoureuse entre Ralph Messenger (spécialiste des sciences cognitives) et Helen Reed (romancière), David Lodge explore un thème qui l’intéresse tout particulièrement : la représentation de la conscience humaine à travers l’univers fictionnel. Thème sur lequel il revint d’ailleurs dans un ouvrage critique intitulé Consciousness and the Novel (2002).

Pourtant, nous sommes loin du temps où les personnages naviguaient entre séduction et adultère. Peut-être parce que l’écrivain, aujourd’hui âgé de 73 ans, prend conscience du temps qui passe, La Vie en sourdine relate l’histoire de Desmond Bates, professeur de linguistique souffrant de surdité et pour qui l’idée même d’écrire un article pour une revue scientifique a désormais perdu tout attrait. Desmond partage une vie monotone entre son épouse dont la vie professionnelle a pris un nouvel essor, et les visites qu’il rend à son père vieillissant et irascible. Une vie sans surprise donc, qu’il raconte dans son journal, jusqu’à ce qu’il rencontre Alex Loom, une étrange doctorante américaine — une jeune femme aux mœurs aussi imprévisibles que provocantes…

Chez Lodge, réel et fiction sont toujours intimement liés. À tel point que l’écrivain, qui avait d’abord songé situer le roman à Rummidge, lui a préféré une ville du nord de l’Angleterre qui n’est jamais nommée — afin d’éviter qu’il soit considéré par le lecteur comme étant entièrement autobiographique. Comme son protagoniste, en revanche, l’écrivain a vécu à « Brickley » (i.e. Brockley, au sud de Londres) qui avait déjà servi de décor à Hors de l’abri (1970), sorte de Bildungsroman situé après-guerre et s’inspirant de l’enfance de Lodge. Le père de David Lodge, comme celui de Desmond dans La Vie en sourdine, jouait du saxophone et de la clarinette avec des formations de renom dans des spectacles de cabaret et l’écrivain a puisé dans des souvenirs douloureux pour évoquer les derniers instants de Mr Bates. Le romancier, en effet, avait lui-même accompagné son propre père, mort en 1999 à l’âge de 93 ans, dans les dernières années de sa vie.

Comme son protagoniste également, l’écrivain souffre d’une surdité croissante. Elle devint gênante pour son métier d’enseignant jusqu’à ce qu’il prenne une retraite anticipée. L’embarras, l’anxiété, la frustration parfois engendrés par ce handicap sont des émotions qu’il a lui-même ressenties. « L’écriture est une forme de thérapie », ces mots qu’écrivait Graham Greene dans La Fin d’une liaison, Lodge les revendique également. C’est cette citation qu’il avait d’ailleurs choisie comme épigramme de Thérapie (1995) dans lequel Tubby, scénariste, souffre de dépression et d’une lancinante douleur au genou. Après un long périple entre religion et philosophie existentialiste (il ne trouve de consolation que dans la lecture du philosophe danois Søren Kierkegaard), c’est finalement l’amour et l’écriture qui viendront à son secours. Le lien générique entre La Vie en sourdine et Thérapie ne peut manquer d’être souligné. Dans ces deux romans, en effet, le lecteur découvre l’histoire qui lui est racontée uniquement au travers du journal que tient le narrateur — écrire permettant aux deux protagonistes de tenter de mieux accepter l’affliction morale et physique dont ils souffrent.

Le journal est une forme que Lodge avait déjà utilisée dans Ginger You’re Barmy (1962, inédit en français), récit où le protagoniste, Jonathan, relate son service militaire. Dans la seconde partie de Nouvelles du Paradis (1991), c’est également sous forme d’un journal qu’est contée l’histoire du prêtre Bernard Walsh qui, parti à Hawaï s’occuper de sa tante mourante, perd la foi mais trouve l’amour. Lodge aura de nouveau partiellement recours au journal dans Pensées secrètes pour évoquer les pensées d’Helen. Dans La Vie en sourdine, en revanche, bien que Desmond soit le seul narrateur, il passe au cours du récit de la première à la troisième personne du singulier, souvent pour souligner une prise de distance vis-à-vis d’événements désagréables et embarrassants ou de souvenirs plus douloureux. Ce double jeu (ou je) d’écriture étant également pour l’écrivain une façon de ne pas laisser la monotonie envahir le discours de son narrateur. Gérard Genette avait abordé la dualité qu’implique cette forme dans Figure III : « Le journal […] allie constamment ce que l’on appelle en langage radiophonique le direct et le différé, le quasi-monologue intérieur et le rapport après coup […] le narrateur est tout à la fois encore le héros et déjà quelqu’un d’autre » (p. 230).

La Vie en sourdine et Thérapie ont également en commun le voyage, littéral et métaphorique, que font les narrateurs et l’aspect cathartique de celui-ci. Si Tubby part au Danemark sur les traces de Kierkegaard pour mieux se retrouver, Desmond se rend à Auschwitz où, pour la première fois, il souhaite « écouter le silence », hommage rendu aux victimes de la barbarie nazie, au devoir de mémoire, à la vie aussi.

La remarque que faisait Christophe Mercier au sujet de Thérapie, pourrait certainement s’appliquer à tous les ouvrages de David Lodge parus depuis : « Qu’on s’entende : Lodge reste drôle et allègre — mais avec un fond de gravité, une délicatesse de touche dans la peinture des sentiments, un sens de la fêlure qui sont nouveau chez lui.2 » En effet, comédie et tragédie (ou tout au moins pathos) cohabitent souvent dans ces romans, tels ces masques doubles les représentant au théâtre, l’un portant un sourire aux lèvres, l’autre un rictus de tristesse. Car si la perte du sens de l’ouïe donne ici lieu à maints épisodes comiques (malentendus, quiproquos, confusion linguistique), cette perte mène cependant Desmond vers une véritable quête de sens… existentiel celui-là. Quant au sens de l’humour, le style « sérieusement drôle », qui imprègne le roman, il illustre d’abord, pour citer Freud, « la décision d’un sujet qui décide de ne pas laisser le dernier mot à la malchance et à la douleur 3 », mais il participe aussi d’un choix esthétique. Il est en effet inhérent au mélodrame carnavalesque prisé par l’écrivain, genre dont la nature même, favorisant le mélange des styles, lui permet de dépeindre de manière très drôle mais aussi très juste ses tout petits mondes fictionnels. Tom Rosenthal ne s’y trompe pas lorsqu’il définit ce roman comme une « farce du XXIe siècle », une farce où les rôles s’inversent, où le professeur vieillissant devient une proie et la jeune étudiante, un prédateur…

Le mélodrame carnavalesque est sans doute aussi un genre qui permet une certaine liberté de ton puisqu’il est, comme le souligne Jacqueline Viswanathan, un genre hybride, traitant « de l’omniprésence de la mort en gardant la possibilité d’en rire, sorte de conjuration qui constitue un effacement du tragique. Il s’inscrit donc aisément au sein d’une esthétique plus large, particulièrement ouverte sur le plan de l’expression, et qui favorise le mélange des genres.4 » Lodge opère ce mélange dans un subtil équilibre entre théories critiques et imaginaire fictionnel, tradition et innovation, tout en restant attentif aux attentes du lecteur. Ainsi qu’il le rappelle dans son ouvrage intitulé Dans les coulisses du roman (2006) : « Dans les années quatre-vingt […] je conquis un lectorat assez considérable ; le conserver, sans transiger sur mes ambitions littéraires, est très important pour moi » (p.77).

Les jeux d’esprit, les références intertextuelles ou visuelles, le pastiche, ou encore les jeux parodiques sont donc pléthore. C’est en effet le jeu de mots présent dès le titre anglais, Deaf Sentence, qui reflète le sujet du roman : un homme affrontant le vieillissement et la mort. Ce titre joue ainsi sur l’homophonie entre death (la mort) et deaf (être sourd) ainsi que la polysémie du mot sentence (un verdict ou bien encore une phrase, un énoncé). Ce que reprend assez subtilement le titre français qui fut approuvé par David Lodge, La Vie en sourdine lui ayant rappelé le phrasé de La Vie en rose, chanté par Piaf, tout en lui étant opposé.

Lorsqu’il arrive à Desmond d’évoquer les arts plastiques, il associe Le Chien de Goya, une des peintures noires de « la maison du sourd », à l’inexorable suffocation que représente pour lui la surdité. Parmi les références littéraires, il cite le poète Philip Larkin et son ménestrel sourd dans Timor Mortis, Tony Harrison, qui fait du corps et de la mort un thème central de son œuvre, ou encore Milton, Conrad… Mais l’humour affleure cependant toujours et c’est ainsi à Scrooge, le personnage bourru et acariâtre dans Un chant de Noël de Charles Dickens, qu’il se compare aussi sans complaisance.

D’un point de vue onomastique, les personnages du roman sont autant de clins d’œil sémantiques ou de références à la littérature du XIXe siècle que Lodge admire et réinvente. Le propre nom de famille du protagoniste, Bates, n’est pas sans rappeler celui de Mrs Bates, elle-même un peu sourde, dans Emma de Jane Austen ; quant à sa belle-mère, Mrs Fairfax, son nom semble faire écho à celui de son homonyme dans Jane Eyre de Charlotte Brönte.

Notons le patronyme d’Alex Loom, qui ne finira jamais sa thèse (c’est la surdité qui avait poussé Desmond à accepter, presque malgré lui, d’aider la jeune femme dans ses curieuses recherches doctorales abordant l’aspect linguistique des lettres d’adieux écrites avant de commettre un suicide) et dont les fantaisies sexuelles impliquent un goût certain pour la fessée… Loom fait en effet songer au mot anglais doom (un destin voué à l’échec, la perte) mais dans un sens plus ancien évoque aussi… un pénis. Le fait que Desmond comprenne d’abord Axe, en anglais, c’est-à-dire une hache (symbole castrateur s’il en est) ne peut que faire sourire,  ce personnage ayant parfois bien du mal à atteindre à une vie sexuelle épanouie. Au demeurant, le lien entre humour textuel et sexualité, présent dans chaque œuvre de David Lodge, participe pour le lecteur d’un même principe de découverte, de plaisir, voire de jouissance, toutes choses qu’évoquait naguère Roland Barthes, les reliant aux émotions procurées à la fois par l’acte sexuel et par l’acte de lecture. Morris Zapp, dans Un tout petit monde, n’avait-il pas intitulé l’une de ses communications universitaires « Textualité et strip-tease » ? Pour l’écrivain Martin Page, l’humour est ainsi « la sexualité même. Par l’humour, nous introduisons le sexe dans les mots. Ils se touchent, se frottent, s’embrassent, se mêlent […] Si l’humour était un arbre, nous pourrions dire que son plus beau fruit est le plaisir.5 »

D’un point de vue plus formel, le chapitre 16 qui est aussi le plus littéraire des passages écrits par Desmond, est le seul qui soit pourvu d’un titre dont la source est cette fois le roman d’Ernest Hemingway : Mort dans l’après-midi. Quelques remarques métafictionnelles jalonnent discrètement le récit, parodiant ainsi le genre même dans lequel il s’inscrit : « Si c’était un roman », écrit Desmond dans son journal… À un autre moment, il remarque que cela ne l’étonnerait pas d’apparaître un jour, sous des traits à peine déguisés, dans un roman universitaire… Le terme n’est pas anodin. Héritier de Mary McCarthy (The Groves of Academe) ou encore Kingsley Amis (Lucky Jim), Lodge s’inscrit dans une tradition réaliste qu’il souhaite perpétuer tout en la renouvelant. Ce réalisme reflète non seulement le monde vu par l’auteur, mais projette également devant les yeux du lecteur ses enjeux : être, pour reprendre les termes de Jean Ricardou que Lodge intervertit, « l’aventure d’une écriture » déguisée en « l’écriture d’une aventure 6 ». Ses récits illustrent ainsi le but qui semble animer l’auteur, c’est-à-dire chercher, pour citer le projet romanesque de Rust dans A Very Peculiar Practice d’Andrew Davies, à « remettre en cause le spectateur et sa conception du spectacle […] mettre en avant la fictionnalité de toute l’entreprise, tout en maintenant l’authenticité de l’élan narratif initial, l’inévitable : que va-t-il se passer après7 »

Certains romans de Lodge ont souvent été définis comme des « romans catholiques ». La religion est en effet très présente dans l’œuvre et la vie de l’écrivain. Il rappelle néanmoins qu’il s’est très vite considéré comme un « catholique agnostique 8 » inversant ainsi les termes par lesquels se définissait Graham Greene, dont il admire l’œuvre. Son tout premier roman The Picturegoers (1960, inédit en français) relate l’éveil à la spiritualité du cynique intellectuel Mark Underwood tandis que sa petite amie Clare abandonne la religion et découvre la passion. La Chute du British Museum (1965) décrit les déboires d’un jeune couple catholique (Adam Appleby écrit une thèse sur le langage de la fiction — pris entre ses désirs, ses croyances religieuses et la crainte que sa femme attende un quatrième enfant qu’il ne pourrait pas nourrir), et fourmille de parodies littéraires ; le roman suit notamment la structure d’Ulysse de James Joyce, l’action se déroulant au cours d’une seule journée. Jeux de maux (1980) suit l’évolution d’un groupe de jeunes catholiques sur plusieurs années et les contradictions auxquelles ils doivent faire face. Les derniers romans de l’écrivain, depuis Nouvelles du Paradis, reflètent cependant davantage encore ses propres doutes face à l’institution religieuse. Ils ont, ainsi qu’il le souligne lui-même, « un engagement sérieux envers des problématiques religieuses et je suppose qu’ils reflètent ma foi de plus en plus ténue dans les doctrines orthodoxes du Catholicisme. Ils abordent tous, d’une certaine façon, le sens de la vie…9 » Ainsi, dans La Vie en sourdine, le protagoniste n’est-il pas seulement non-catholique mais non-croyant.

S’il est vrai que Lodge écrit dans la tradition réaliste du roman anglais, il est cependant le premier à appliquer à son œuvre la notion de « réalisme expérimental » dès 1965. Ce réalisme, à la fois miroir et lampe pour reprendre les termes de M. H. Abrams 10, réflexion et déformation, est caractéristique d’une écriture qui se veut à la fois le reflet du monde représenté et une réflexion poétique sur cette représentation. D’autant que l’écrivain et critique est également auteur de théâtre, un éclectisme qui se retrouve dans son style d’écriture : mélange des genres certes, mais aussi mélange des arts (emprunts au cinéma, au théâtre, à la pantomime…)

La lecture rétrospective des œuvres romanesques de David Lodge, depuis La Vie en sourdine jusqu’à The Picturegoers (1960), dans lequel le cinéma devient un lieu de rencontre où se mêlent tous les personnages du roman mais également les styles, permet de noter le nombre important d’allusions aux arts visuels. Celles-ci apparaissent d’abord ponctuellement, mettant ainsi en scène le récit réaliste traditionnel. Lodge rappelle d’ailleurs que c’est l’écriture, avec l’écrivain Malcolm Bradbury, de petites revues théâtrales dès les années soixante qui influencèrent son écriture romanesque. Ces allusions deviennent ensuite omniprésentes à partir de 1988, date à laquelle Lodge a commencé à écrire pour la télévision britannique — d’abord pour adapter son propre roman Jeu de société, puis Martin Chuzzlewit de Dickens et enfin l’une de ses pièces de théâtre, The Writing Game (1991). Portes qui claquent et se referment sur des couples, répliques cinglantes, telles sont les caractéristiques de ce film quasi vaudevillesque à travers lequel Lodge aborde les joies et les affres ressenties par tout auteur s’adonnant au « jeu de l’écriture ». Il a d’ailleurs souvent insisté sur son goût croissant pour le mélange des media et l’intérêt artistique d’une telle démarche : « Certains aspects de la narration sont sans lien avec le moyen d’expression. Suspense, mystère, revirement — ces effets sont identiques que l’histoire se présente sous forme d’un texte, d’une pièce, d’un film […] Les similitudes et les différences entre les différentes formes me fascinent à la fois sur un plan théorique et pratique. 11 »

C’est bien sûr par un véritable effet d’optique, ou ce que Mieke Bal appelle encore la figuration, que l’écrit présente — re-présente — le visuel ; Lodge rappelle au demeurant que l’interaction entre les deux media se loge au sein d’un seul et unique support, l’écrit. Il cite également Henry James, dont le mot d’ordre était « mise en scène ». James est un écrivain qu’il connaît bien : dans L’auteur ! L’auteur ! (2004), en effet, il s’était essayé pour la première fois au « roman biographique » en retraçant les derniers instants de la vie de l’illustre écrivain et son implication dans le milieu théâtral. Bien sûr, les propos de James sur la mise en scène faisaient alors allusion au théâtre, première narration mimétique par excellence, mais Lodge note combien l’expression portait déjà en elle les germes de cette fameuse méthode scénique, voire filmique, ensuite largement utilisée par tant d’écrivains.

Les différents « scénarios » (le mot est plusieurs fois utilisé), qu’ils soient comiques et / ou érotiques, qui traversent l’esprit de Desmond dans La Vie en sourdine donnent parfois un aspect très cinématographique au récit, notamment lorsqu’il s’imagine « punir » la jeune Alex. Le fait que Lodge ait un moment songé à faire de son personnage principal un détective souffrant de surdité, aura peut-être malgré tout laissé quelques « empreintes » sur le récit : ainsi lorsque le narrateur se compare ironiquement à l’inspecteur Clouseau, ou bien lorsqu’il reproche à la jeune femme de lire trop de romans d’espionnage…

C’est à des acteurs ou à des comédiens que sont souvent comparés les personnages des romans de Lodge. Citons les dernières pages, semblables à celles d’un scénario, de Changement de décor, où le mot « FIN » s’inscrit en toutes lettres ; Nouvelles du Paradis, où nombre de scènes sont littéralement « filmées » par Brian Everthorpe ; Thérapie, où l’artificialité des dialogues dans le roman est parfois mise à nue par l’utilisation, comme au théâtre ou dans un script de film, du nom du personnage avant sa réplique. Dans Pensées secrètes, tandis qu’Helen et les Messenger quittent leur maison de campagne, la protagoniste a l’impression que « le rideau venait de tomber sur la représentation d’une rêveuse pastorale, et que la troupe […] enlevait les costumes et remballait les accessoires avant de prendre la route de l’étape suivante » (p.106). Dans Les Quatre Vérités (1999), nouvelle adaptée de la pièce éponyme de Lodge qui aborde les relations ambiguës pouvant exister entre les auteurs et leurs critiques, une scène figurant le rapprochement affectif et physique d’Adrian Ludlow (écrivain) et Fanny Tarrant (journaliste), les immobilise soudain selon la convention de l’arrêt sur image. Dans La Vie en sourdine, enfin, Desmond et son père sont décrits en train de quitter un restaurant comme s’ils sortaient de scène ; à la fin du roman, les funérailles de Mr Bates seront comparées à « une forme de théâtre ». Les images qu’évoquent ces allusions font surgir tour à tour le rire ou l’émotion. Présentant aux yeux du lecteur le spectacle de la comédie — et parfois de la tragédie — humaine, elles semblent faire écho aux célèbres vers de Shakespeare dans Comme il vous plaira : « Le monde entier est un théâtre et tous, hommes et femmes, n’en sont que les acteurs » (II, 7).

L’excipit du roman, quelque peu abrupt, est composé de diverses remarques presque triviales. Mr Bates décédé, l’énigmatique Alex partie, la vie reprend son cours, inéluctable, et ainsi se termine soudain l’étrange « ouïe-clos 12 » narratif de Desmond… Une fin con sordino, comme il est parfois noté sur les partitions musicales, à l’image de l’humour qui prévaut dans La Vie en sourdine. Car la sourdine, c’est aussi l’objet placé sur un instrument de musique pour en atténuer les sons. Desmond n’évoquait-il pas, dès les premières pages de son journal, quelques cruelles ironies du sort : la surdité du compositeur Beethoven, celle du poète Philip Larkin ne pouvant entendre les alouettes (lark en anglais) lors d’une promenade ? Gageons alors que si Desmond avait été détective, comme l’écrivain l’avait d’abord décidé, son arme aurait sans nul doute été munie d’un silencieux. Car, dans ce dernier roman, l’humour de David Lodge « sourd » discrètement d’entre les mots… Il est tel que le conçoit Vladimir Jankélévitch : « une très légère mélancolie enveloppée dans un voile de tendresse […] le charme doux-amer de l’homme qui hésite entre le rire et les larmes et se réconcilie avec un destin cruel. 13 »

NOTES

1. Toby Lichtig, « Is Silence Really Golden », The Observer, 11 mai 2008. Le préfixe « post » gêne cependant quelque peu David Lodge selon lequel il s’appliquerait davantage à une notion liée au temps, qu’à une notion liée à un lieu.

2. Christophe Mercier, Le Point, 27 janvier 1996.

3. Sigmund Freud, Le Mot d’esprit dans ses rapports avec l’inconscient, Paris, Gallimard, 1969. In Daniel Ménager, « L’humour : mesure de toute chose », Dossier « L’humour en littérature », Le Magazine littéraire, n° 477, juillet-août 2008, p. 66.

4. Jacqueline Viswanathan, « Le scénario », in Cinémas, Lise Gauvin (dir.), « Les scénarios fictifs », vol. 9, n° 2-3, Montréal, printemps 1999, p. 59.

5. Martin Page, « La jouissance des mots », Dossier « L’humour en littérature », Le Magazine littéraire, n° 477, juillet-août 2008, p. 76-77.

6. Correspondance personnelle avec l’auteur, 16 mai 1997.

7. In Christian Gutleben, Un tout petit monde : le roman universitaire anglais 1954-1994, Presses Universitaires de Strasbourg, 1996, p. 69.

8. Joan McAlpine, « Keeping a low profile in a small world », The Scotsman, 11 novembre 1991, p. 7.

9. http://www.penguin.co.uk/static/packages/uk/readers/video/lodge_text.html. David Lodge, in The Penguin Readers Group, « Author of the Month : David Lodge ». Notre traduction.

10. M. H. Abrams, The Mirror and the Lamp: Romantic Theory and the Critical Tradition, Oxford University Press, New York, 1953.

11. Macha Séry, « Entretien avec David Lodge », Le Monde de l’éducation, n° 27, février 2000, p. 19.

12. Jeu de mots évoqué par notre collègue et ami, M. F. Gallix.

13. Quelque part dans l’inachevé, « Le vagabond humour », Vladimir Jankélévitch, dialogue avec Béatrice Berlowitz, Paris, Gallimard, « Folio », p. 153-161.


* Traduit de l’anglais par Yvonne et Maurice Couturier, Éditions Rivages.

Cet article a été publié dans la revue Europe, n° 955-956, novembre-décembre 2008, pp. 338-344.