Les archives du “petit monde” littéraire de David Lodge : Dans les coulisses du roman…

 

“The David Lodge Papers”

Small World, Box 4 (Restricted access)

The Cadbury Research Library – Univ. of Birmingham.

Août 2012

Dans les coulisses du roman, le dernier ouvrage critique de David Lodge paru en anglais sous le titre The Year of Henry James (2006), est un ouvrage où l’écrivain évoque, entre autres, la genèse, la composition et la réception de son livre L’Auteur! L’Auteur! (2004). Lodge y écrit dans la préface :

« Chaque roman raconte une histoire, mais chaque roman a aussi sa propre histoire qui n’apparaît pas de façon évidente dans le texte, et que le texte tente même de dissimuler ou d’effacer : l’histoire de son existence en tant qu’œuvre d’art et produit de consommation. Tout comme le public de théâtre reste d’ordinaire inconscient de l’activité qui se produit en coulisses et qui a donné naissance à la pièce qu’on lui présente (…) de la même façon, le lecteur doit aller dans ‘les coulisses’ d’un roman pour découvrir comment il a été conçu, altéré, écrit et réécrit, publié, promu et récompensé. » (9)

Et pour qui souhaite découvrir comment le « petit monde » littéraire de David Lodge a été « conçu, altéré, écrit et réécrit… », l’étude des archives que l’écrivain a léguées à l’Université de Birmingham est riche d’enseignements.

Car pénétrer ainsi dans l’atelier d’un romancier, déchiffrer et analyser ses archives, c’est-à-dire mettre en lumière des fragments supprimés, rajoutés ou amendés d’un texte (ou encore la correspondance qui s’est établie autour de sa création), c’est pouvoir jeter un nouvel éclairage sur celui-ci. C’est voir… et savoir… Accéder à ce qui se trouve derrière… Autrement dit : à « l’envers du décor… »

Le terme même de « coulisses », qu’emploie David Lodge, est révélateur lorsque l’on connaît l’intérêt que porte l’écrivain au phénomène de l’adaptation, notamment théâtrale. Au théâtre, les coulisses étaient en effet, à l’origine, des glissières rendant possible le déplacement de panneaux situés de chaque côté de la scène (encore appelée « plateau ») – ces panneaux ayant pour fonction de cacher aux yeux du public les dégagements latéraux de celle-ci mais aussi d’en accentuer l’effet de perspective, de par leur aspect décoratif. L’analyse de documents d’archives, transformant soudain le lecteur en spectateur qui voit se dérouler sous ses yeux « l’aventure d’une écriture » et non plus seulement « l’écriture d’une aventure » (Ricardou), lui donne ainsi la possibilité d’offrir des perspectives différentes sur une œuvre littéraire.

Notons également qu’à partir du XVIIIème siècle, les coulisses désignèrent plus largement la partie du théâtre placée derrière ou à côté de la scène et que, de nos jours, ce terme désigne habituellement la partie du plateau qui n’est, normalement, pas visible par les spectateurs. Autre parallèle avec la critique génétique (c’est-à-dire « l’analyse de l’écriture littéraire comme processus et l’interprétation de l’œuvre à la lumière de ses brouillons ou de ses documents préparatoires » [1]) puisque celle-ci donne à voir au lecteur ce qui, normalement, lui est inconnu/invisible. Cet inconnu, ce sont les différentes étapes du processus de création littéraire – des carnets de notes jusqu’aux mises au net, i. e. ces manuscrits qui selon P-M. de Biasi « peuvent encore devenir le théâtre d’importants remaniements mais qui, en général, ont pour fonction de préparer la confection d’une ultime copie au propre : le manuscrit définitif qui servira de modèle pour la version imprimée. » [2] [Mes italiques]

Une grande partie des archives littéraires de David Lodge a été cédée par l’écrivain en 1999 au « Special Collections Department » de l’Université de Birmingham (où il a enseigné la littérature anglaise durant de nombreuses années) et est aujourd’hui conservée au sein de la « Cadbury Research Library » (Muirhead Tower) – bâtiment exclusivement dédié aux documents d’archives jouxtant la « Main Library » de l’Université et dont la construction fut achevée en 2010.

The Cadbury Research Library

University of Birmingham

Août 2012

 Les documents archivés sous le nom « The David Lodge Papers » et classés dans des cartons comprenant carnets de notes, scénarios, correspondances, documentations publicitaires, coupures de journaux, etc., sont répertoriés dans le Research Library Bulletin de l’Université qui donne une liste détaillée (ici non exhaustive) du matériel ainsi préservé :

copie carbone du manuscrit de Small World (1984), brouillons et scripts manuscrits ainsi que la version définitive du scénario de Small World (1988) fournis par Granada TV; synopsis, épreuves corrigées, révisées et carnets de notes de l’auteur concernant l’adaptation de Nice Work (1988) ; différentes épreuves corrigées de After Bakhtin (1990), Paradise News (1991) ainsi que la correspondance concernant la version révisée de ce roman; épreuves de Jane Austen’s “Emma”: a Casebook (1968), The Art of Fiction (1992, sous formes d’articles et de livre), The Picturegoers (1960), Ginger You’re Barmy (1962), Out of the Shelter (1970), Changing Places (1975), How Far Can You Go? (1980);  manuscrit d’un roman jamais publié : The Devil, the World and the Flesh (1953, précurseur de How Far Can You Go?), un carnet de notes concernant la mise en scène de sa pièce The Writing Game (portant encore le titre de The Pressure Cooker) ainsi que plusieurs versions de cette pièce ; enfin plusieurs versions manuscrites, tapées et corrigées d’autres ouvrages critiques tels que : The Language of Fiction (1966), The Modes of Modern Writing (1977), Working with Structuralism (1981), et Modern Criticism and Theory (1968).

Les conditions d’accès à ces documents sont les suivantes :

“There are restrictions on access to some parts of this collection and a number of items are not to be consulted without the express permission of the author or his executors. These restrictions apply to […] the working notebooks for his fictional works. Relevant items are all marked with an asterisk (*) […] and are not made available to researchers without written authority from the author or his executors.”

Consultation des « David Lodge Papers » [3]

The Cadbury Research Library

University of Birmingham

Août 2012

Pour un écrivain, faire don de ces documents à une bibliothèque (ici universitaire) relève sans aucun doute d’un désir de léguer un témoignage durable, un héritage culturel d’une grande valeur pour les générations présentes et à venir – probablement ce même désir qui l’exhorte à écrire des romans. David Lodge abordait d’ailleurs ce thème de façon très personnelle dans l’émission télévisée The South Bank Show :

“I think that one of the motives for writing, one of the reasons why people do what is extremely anguishing, anxieting, making business, is that it is a way of converting ephemeral experience into something permanent and I do think, in the end, writing is a kind of defiance of death. I mean that’s one of the satisfactions about it that you feel it does give you, in the tiniest kind of way, the chance of a literary immortality… very much in the way that people think about their children. It is a way of continuing your own existence precariously. I think writers think of their books as their children.” (LWT, septembre 1991)

L’écrivain a, par le passé, souvent abordé l’art qui est le sien dans des ouvrages critiques  d’abord orientés vers un public spécifiquement universitaire (Language of Fiction, Working with Structuralism, After Bakhtin), et qui ont au fil du temps évolué vers un public différent, visant à partager avec le plus grand nombre des connaissances critiques ponctuées d’expériences personnelles (The Practice of Writing, Consciousness and the Novel). Mais la consultation de ses avant-textes (les carnets de notes qu’il consacre à chacun de ses ouvrages [4], les différents manuscrits existants et illustrant l’évolution d’un roman, d’une pièce de théâtre, ou encore des adaptations télévisées qu’il a écrites), se  révèle pour le critique/chercheur souhaitant y accéder, une source d’information essentielle à la compréhension de l’œuvre logdienne.

Elle lui permet, en effet, d’entrer au cœur même des textes, au cœur du « tissu » dont ils sont faits, pour reprendre le sens premier du mot, ainsi que le faisait Roland Barthes dans Le Plaisir du texte (1973) : « Texte veut dire Tissu ; mais alors que jusqu’ici on a toujours pris ce tissu pour un produit, un voile tout fait, derrière lequel se tient, plus ou moins caché, le sens (la vérité), nous accentuons maintenant, dans le tissu, l’idée générative que le texte se fait, se travaille à travers un entrelacs perpétuel. » [5]  C’est donc bien à cette dynamique textuelle que la lecture puis l’analyse de ces archives donnent accès : en effet, « en donnant à voir le tissu du texte en train de se former, l’avant-texte permet au critique de découvrir des stratégies, des tactiques, des enjeux, des objectifs que l’écrivain rendra actifs mais irrepérables dans la forme finale de l’œuvre. » [6]

Cette précision qu’apporte P-M. de Biasi sur l’importance que revêt la critique génétique est de nouveau soulignée par l’auteur dans un chapitre intitulé « Vers une génétique de la création » :

« L’adjectif ‘génétique’, employé pour désigner l’étude d’une œuvre d’après ses documents de travail, l’élucidation des processus qui ont présidé à sa conception et à sa réalisation, est désormais entré dans les usages. Si vous parlez de vos recherches sur Flaubert ou sur Nietzsche, on aura moins tendance aujourd’hui qu’autrefois à supposer que vous êtes en train de reconstituer leur profil ADN à partir d’un des poils de leur moustache. On comprendra que vous vous intéressez aux archives qui permettent de reconstituer la ‘genèse’ de leurs œuvres. » (251)

Le rapprochement avec la génétique scientifique n’est cependant pas si fortuit… David Lodge, lui-même, a en effet utilisé  ce terme pour évoquer son style d’écriture dans un entretien accordé à L’Express en janvier 2012 [7] :

« J’aime à croire que mes livres sont assez variés et ne se répètent pas trop. Ce qui n’exclut pas d’y trouver une forme de continuité, si vous les lisez dans l’ordre chronologique. Vous y verrez le contexte social évoluer, au fur et à mesure des années, et les éléments catholiques gagner en scepticisme, voire disparaître tout à fait. Toutes ces évolutions sont les miennes. Mais il y a sans doute dans mes textes un ADN stylistique qui m’est propre, un ADN par lequel on peut reconnaître chaque auteur, quelle que soit la variété formelle de ses œuvres. »

Et à la question de savoir s’il est vraiment nécessaire, finalement, de connaître la vie d’un auteur pour comprendre son œuvre, David Lodge répond, dans ce même entretien, sans hésitation :

« J’ai été élevé dans une école de pensée qui répondait catégoriquement non à cette question. La critique littéraire moderne, du moins à partir des années 1930 et plus encore avec l’avènement du structuralisme, se concentrait sur la technique, la forme d’un texte. On proclamait la mort de l’auteur, on jugeait que le sens du texte devait échoir au lecteur… Je suis encore imprégné de cette attention à la forme et au style. Mais avec les années, j’ai commencé à m’intéresser de plus en plus aux détails de la vie des auteurs que je lisais. »

Il insiste ensuite (comme il le faisait déjà dans The Practice of Writing) sur le fait que, paradoxalement, depuis cet avènement de « la mort de l’auteur »,  l’attention du public n’a jamais été autant attirée sur les écrivains contemporains, leur vie et leur pratique d’écriture. Ces romanciers allant volontiers à la rencontre de leur lectorat dans le cadre de manifestations littéraires et/ou se prêtant (marketing oblige…) à divers rites promotionnels : lectures, dédicaces, etc. :

« Les gens s’intéressent beaucoup aux auteurs réels. C’est pour cela qu’ils se déplacent en masse dans les festivals littéraires, qu’ils veulent voir leurs livres signés, qu’ils lisent des entretiens (…) Ils sont intéressés par la source humaine derrière la fiction, ils souhaitent situer un roman dans la vie et l’époque de son auteur. Il faut y prendre garde, c’est une aspiration qui peut fausser la lecture qu’on a d’un livre. Et c’est vrai que les romans peuvent porter des significations dont l’auteur n’était pas lui-même conscient. Mais ignorer la vie d’un écrivain et sa relation aux livres qu’il a écrits, c’est se priver d’un large champ d’intérêt et de compréhension. »

Il reste enfin à souligner que l’usage de l’informatique et des nouvelles technologies a pris, dans notre société contemporaine, une place considérable et que cet usage a également influencé, voire transformé les techniques d’écriture des auteurs. Ainsi, dans son dernier ouvrage critique, David Lodge revient sur la manière dont il ébauchait, il y a quelques années encore, ses esquisses de romans dans des carnets : « Auparavant, j’avais coutume d’esquisser un brouillon à la main, quatre ou cinq pages à la fois, et de les transférer sur l’ordinateur pour les corriger et les développer » (pp.48-49). L’Auteur ! L’Auteur fut cependant le premier roman qu’il écrivit entièrement sur traitement de texte… Il note que sa démarche de romancier reste la même : « Cela commence par des idées, notées çà et là, que je crois dignes d’intégrer un livre. Puis une fois que je me suis fixé sur un sujet, j’inaugure ce qui était autrefois un carnet et ce qui est maintenant un fichier informatique. »

La préservation, la circulation et (lorsque cela est possible) l’accès à ces archives d’un genre nouveau offrent des champs d’investigation aux frontières nouvelles, elles aussi. Une perspective passionnante pour qui souhaite s’y attarder et (re)découvrir l’œuvre de David Lodge à la lumière de ces documents – pour qui souhaite découvrir ce qui se trame « dans les coulisses du roman… »


 Notes

[1] Pierre-Marc de Biasi. Génétique des textes, Paris : CNRS éditions, Collection Biblis, 2011, p. 5.

[2] Pierre-Marc de Biasi. Ibid., p. 74.

[3] Tous mes remerciements, de nouveau, à David Lodge pour m’avoir permis de consulter l’ensemble des “David Lodge Papers” détenus par le “Special Collections Department” de l’Université de Birmingham.

[4] “When I think I have identified a subject for a novel, I dedicate to the project a notebook, in which I jot down ideas, character sketches, draft synopses, jokes, situations and memos to myself.” (David Lodge, Write On) : 72.

[5] Roland Barthes. Le Plaisir du texte. Paris : éditions du Seuil, 1973, p. 100 sq.

[6] Pierre-Marc de Biasi, Génétique des textes, Paris : CNRS éditions, Collection Biblis, 2011, p. 221.

[7] David Lodge interviewé par Julien Bisson. Entretien publié en ligne le 31/01/2012. (http://www.lexpress.fr/culture/livre/david-lodge-il-faut-s-ouvrir-aux-litteratures-qui-ne-vous-ressemblent-pas_1076832.html)