“Like White Spaces on Old Maps”: espace et création littéraires dans l’oeuvre de David Lodge

“Every story has a story. This secret story, which has little chance

of getting told, is the history of its creation[1].”

Carte et image… carte comme langage… carte mentale représentant le fonctionnement de la pensée… autant de métaphores que l’écrivain David Lodge utilise lorsqu’il décrit le processus de création littéraire qui lui est propre : “I have a provisional plot before I start writing, but it has a lot of blanks, like white spaces on old maps, which I fill up as I go along and that usually entails changing the outline I started with.” [2]

Cette métaphore visuelle ne peut alors qu’influencer la lecture des textes mais également celle des avant-textes de l’auteur – notamment les archives intitulées “The David Lodge Papers[3],” qu’il a léguées au Special Collections Department de l’Université de Birmingham – puisqu’elle transforme ainsi le simple lecteur en véritable « lecteur-cartographe ». Ces archives comportent des manuscrits d’ouvrages critiques et littéraires, les carnets de notes que David Lodge consacre à chacun de ses romans, les scénarii des adaptations télévisuelles auxquelles il a participé, diverses correspondances, ainsi que le manuscrit d’un roman jamais publié : The Devil, the World and the Flesh, datant de 1953 et précurseur d’How Far Can You Go? (1980). Quant aux documents abordés ici, ce sont principalement les carnets consacrés à Nice Work (1988), Small World (1984), et The Writing Game (1991), la première pièce de théâtre écrite par David Lodge.

La consultation de ces carnets, de ces ur-texts littéraires[4] (ainsi nommés en référence au terme allemand désignant la partition musicale originale où figurent les premières intentions d’un compositeur), fait du lecteur-critique le témoin privilégié des trouvailles, mais également des incertitudes, voire des questionnements du romancier. Et s’ils ne révèlent pas tous les secrets de la création, ils restent néanmoins un spectacle fascinant. C’est même, selon Jean-Pierre Angremy, « dans l’élan suspendu de son travail que survit le plus intensément la présence de l’écrivain. »[5]

Cet article se propose ainsi d’illustrer tout l’intérêt de la critique génétique et notamment comment celle-ci permet de mieux comprendre les jeux entre fiction et réalité ainsi que leurs enjeux dans l’œuvre de David Lodge. Car donner à voir les fondements de la construction d’un espace littéraire, c’est laisser le critique entrer dans l’atelier du créateur, le laisser, à rebours, parcourir les chemins, les voies empruntées ou délaissées par l’auteur. Lui permettre, aussi, d’entendre sa voix. C’est enfin lui donner la possibilité, comme l’écrivait Barthes dans S/Z, d’« esquisser l’espace stéréographique d’une écriture » (p. 21).

I – Le « lecteur-cartographe »

Une « nouvelle province littéraire » à explorer…

Dans Tom Jones, Henry Fielding considérait la création romanesque comme un domaine propre à l’écrivain, un territoire qu’il nommait “a new province of writing,” et au sein duquel il s’arrogeait le droit de régner en maître ; c’est cette province que David Lodge permet au lecteur d’explorer, lui qui a souvent abordé le processus créatif qui est le sien dans ses romans et dans ses ouvrages critiques. Dans la préface de Dans les coulisses du roman (2007), il compare ainsi la genèse littéraire à un espace, certes privé, mais instructif pour le lecteur décidant de partir à la découverte de cet espace intime : « Tout comme le public d’un théâtre reste d’ordinaire inconscient  de l’activité qui se produit en coulisses et qui a donné naissance à la pièce qu’on lui présente […] le lecteur doit aller dans les “coulisses” d’un roman pour découvrir comment il a été conçu, altéré, écrit et réécrit, publié (…) » (p. 9)

La métaphore de la carte, celle-là même utilisée par Lodge, est par ailleurs souvent employée dans le domaine littéraire pour tenter de représenter ce cheminement de la pensée. Cette image est également souvent reprise en critique génétique, critique se fondant sur l’analyse des manuscrits d’une œuvre ; comme l’explique Louis Hay :

Le manuscrit […] présente une image composite. Elle se distribue sur des espaces multiples et s’oriente sur des parcours divers. Elle porte une diversité de signes graphiques : lettres et mots, mais aussi ratures, marques de position (renvois, insertions, déplacements), symboles, sigles, dessins : autant de traces indiciaires des opérations génétiques […] Le regard parcourt librement cette carte de signes verbaux et non verbaux pour en dégager un sens, un système de significations.[6]

Création et mouvement, sont donc intimement liés car la page matérialise ainsi la présence de l’écrivain et délimite un espace à l’intérieur duquel se déroule le processus génétique : ce qui est en train de s’écrire. Les termes utilisés par David Lodge afin de décrire les carnets de travail qu’il consacre à chacun de ses romans semblent souligner cette écriture parfois nommée « écriture vive » :

I start a notebook on the book I think I’m going to write, with brief synopses of the plot as I see it. Then I begin the novel with a very vague sense of where it’s all going, and at various stages when I think I must make a decision about the plot-direction I will write another synopsis. So I accumulate about six or seven synopses which are different, and the book itself is actually different from the last synopsis[7].

La genèse du texte offre donc au lecteur et au critique, non seulement la description de ce qu’est une œuvre mais également de ce que cette œuvre aurait pu être. Elle lui permet de lire, de voir, de découvrir, les différentes étapes de la création littéraire, mais aussi, les moments de doutes où l’écriture se fige un instant – c’est-à-dire, pour citer de nouveau David Lodge, son cheminement : “One must be prepared to wait; to ponder, and re-read, and re-write what one has written, until one sees the way ahead that satisfies one’s own criteria of coherence, complexity, authenticity[8].”

« Espaces blancs… »

Selon Umberto Eco, le texte est une « machine paresseuse qui exige du lecteur un travail coopératif acharné pour remplir les espaces de non-dit ou de déjà-dit restés en blanc »[9] et le Lecteur Modèle peut, au cours de sa lecture, remplir ces blancs en fonction de ses connaissances et de son bagage culturel. La lecture rétrospective des romans de Lodge et de leurs avant-textes peut, elle aussi, permettre au lecteur de repérer ces “white spaces” évoqués par l’auteur, cette fois en fonction des traces écrites qu’il a laissées.

Car la métaphore de la carte s’applique tout autant à l’acte d’écriture d’un roman ou d’une œuvre, qu’à la lecture de celui qui va en parcourir les divers reliefs. De lecteur, il faut donc devenir « lecteur-cartographe » [10], un peu à la façon de Robert Louis Stevenson :

“It is one thing to draw a map at random, set a scale in one corner of it at a venture, and write up a story to the measurements. It is quite another to have to examine a whole book, make an inventory of all the allusions contained in it, and, with a pair of compasses, painfully design a map to suit the data. I did it…”[11]

Au lecteur-critique, alors, de retracer et de lire cette carte, de tenter d’interpréter l’évolution de l’œuvre elle-même. Car c’est l’interaction entre divers textes qui va être génératrice de sens. Lodge a d’ailleurs lui-même renoncé à l’analyse qu’il préconisait dans Language of Fiction (1966), c’est-à-dire renoncé à un “formal criticism” qui s’attachait aux textes seuls, pour privilégier la thèse que les sens possibles d’une œuvre ne se limitent pas aux seuls mots sur la page. Il insiste alors, dans After Bakhtin, sur le contexte de cette œuvre, sur les divers textes en regard desquels elle doit être considérée :

“Instead of trying desperately to defend the notion that individual utterances, or texts, have a fixed, original meaning which it is the business of criticism to recover, we can locate meaning in the dialogic process of interaction between speaking subjects, between texts and readers, between texts themselves.” (p. 85)

« Géographies intérieures »

La lecture des avant-textes est ainsi d’une grande richesse pour tenter de mieux cerner les sources et l’évolution de l’écriture lodgienne. D’où la métaphore de l’espace cartographique comme territoire des origines de l’œuvre, de l’univers imaginaire de l’auteur, dont la lecture permet de découvrir les paysages intimes – ces “inner geographies” évoquées par Graham Swift dans Making an Elephant (p. 294). En effet, comme le note Anne Herschberg Pierrot : « Feuilleter le manuscrit d’un écrivain, c’est entrer dans l’intimité de l’auteur. On devine la main courant sur le papier, le regard suit cette coulée d’écriture frémissante, hésitante ou haletante, ce texte toujours mouvant tel que l’imprimerie ne l’a pas figé »[12]. Pierre Marc de Biasi dans un ouvrage au titre ici évocateur (Le Grand Atlas des Littératures), rappelle de plus que c’est :

L’analyse des manuscrits de l’œuvre qui permet l’investigation génétique dont le but consiste à interroger et à comprendre les textes à partir de leur fabrication, en les envisageant non plus dans leur forme close et achevée, mais dans cet espace natif où le projet de l’œuvre se trouvait encore traversé par une multiplicité d’autres possibles.[13]

La carte est ainsi ce qui structure, une façon de percevoir le monde et de le représenter comme l’implique le terme même de « géo/graphie » : (d)écrire le monde… Comme si le romancier se substituait au Géographe (1669) peint par Vermeer, tenant devant lui une carte sur laquelle il trace les contours d’un monde dont il possède une connaissance partielle mais où (comme l’illustre le tissu froissé masquant une partie de cette carte), des territoires inconnus restent à explorer… Combler les espaces laissés vacants, construire des mondes possibles, sont d’ailleurs des images évoquées par Lodge lorsqu’il parle de création littéraire :

“To write a novel is to fill a hole that nobody, including oneself, was aware of until the book came into existence. First there was nothing there; then, a year or two (or three) later, there is something – a book, a whole little world of imagined people and their interlocking fortunes”[14].

II – L’écrivain-géographe

Paysages urbains

L’analyse de l’évolution des introductions, préfaces, afterwords ou notes d’auteur (un espace textuel où Lodge utilise par ailleurs souvent la métaphore visuelle de la carte), est très révélatrice car c’est là, déjà, au seuil du livre, que l’écrivain se joue de la frontière entre fiction et réalité ; c’est là également qu’il donne quelques indications concernant le contrat de lecture qu’il souhaite établir avec le lecteur.

Ces divers paratextes établissent tout d’abord une subtile métamorphose de la notion de réalisme. “[S]crupulous realism,” est en effet le terme qu’il utilise pour définir ses premiers romans The Picturegoers et Ginger You’re Barmy, dans la postface de The British Museum (1965, p. 169) et “serious realism,” celui avec lequel il définit le style de Out of the Shelter (1970, p. 278). Il utilisera ensuite de façon récurrente l’image de la carte, une carte où se situerait un monde fictif ressemblant plus ou moins au monde réel ; l’introduction de Changing Places indique de fait au lecteur de situer, de visualiser, les deux lieux principaux où se déroule l’action du roman, sur une carte où se trouverait le monde imaginaire qui lui est présenté : “Rummidge and Euphoria are places on the map of a comic world which resembles the one we are standing on without corresponding exactly to it, and which is peopled by figments of the imagination.” (p. 4)

Bruce K. Martin insiste d’ailleurs, dans son ouvrage intitulé David Lodge, sur la perspective visuelle, le contrat de lecture, qui semble proposés au lecteur de ce roman où deux hommes découvrent chacun le territoire de l’autre : “Lodge gives us the principle by which the novel will unfold – not just a way of writing or of organizing material but a way of reading that material, a way of regarding the people and events in the narrative.” (p. 31) [Mes italiques]

Une autre référence géographique est abordée au sein des notes d’auteurs écrites par David Lodge, celle du paysage urbain. Peter Ackroyd évoquait dans Albion le paysage anglais où vient se nicher la littérature : “Within the English landscape there are hallowed places, sacred by event or by association. There is a path that leads to English literature […]” (p. 66). Une ville du nord de l’Angleterre est ainsi devenue indissociable du paysage lodgien dans la mémoire collective de ses lecteurs : Rummidge. Pendant fictif de Birmingham où Lodge enseigna et où il vit toujours, ce lieu est en effet devenu un véritable référent géographique d’une tradition et d’un espace textuels. Lodge s’est souvent exprimé sur cette frontière incertaine entre les deux villes et devenue de plus en plus transparente avec le temps ; mais le soin qu’il a apporté à la rédaction de la note d’auteur de Nice Work illustre particulièrement bien cette ambiguïté.

A la page 68 du carnet de notes consacré à ce roman et datée du 15 février 1986, l’écrivain ébauchait une note d’introduction où il insistait de façon radicale sur la différence entre fiction et réalité :

“Do I have to say once again that Rummidge is not Birmingham? Yes, I suppose I do. Rummidge is not Birmingham. The University of Rummidge is not the University of Birmingham. The English Department at Rummidge is not the English Department in which I have taught for the last 25 years.”

Puis, il fit quelques transformations : “Must I say again that Rummidge is not Birmingham? I suppose I must. Rummidge then, is not Birmingham. Rummidge is an imaginary city (…),” avant d’écrire la version définitive, plus ambiguë, à la frontière plus incertaine :

“Perhaps I should explain, for the benefit of readers who have not been here before, that Rummidge is an imaginary city, with imaginary factories, inhabited by imaginary people, which occupies, for the purposes of fiction, the space where Birmingham is to be found on maps of the so-called real world.”

Le choix d’éluder les auxiliaires modaux ou les expressions modales impliquant la notion de contrainte (“have to,” “must”) pour privilégier la notion d’hypothèse (“perhaps,” “should”) est ici intéressant. Il est à la fois révélateur de l’esthétique du compromis privilégié par l’écrivain, de sa volonté de faire interagir deux mondes, celui où l’on raconte (extradiégétique) et celui que l’on raconte (intradiégétique) mais il illustre également ce que Lodge rappelle dans Consciousness and the Novel (2002), à savoir que dans la création littéraire : “Every revision is not a reformulation of the same meaning but a slightly (or very) different meaning.” (p. 109)

Notons, pour l’anecdote, que dans l’adaptation télévisuelle du roman faite pour la BBC en 1989, le générique de fin et les remerciements à la ville de Birmingham pour avoir servi de décor au film et s’être transformée en Rummidge (“The BBC acknowledges the good-humoured assistance of the University of Birmingham in re-creating the imaginary city of Rummidge”) semblent pourtant anéantir tous ces efforts…

Populations imaginaires

La lecture des avant-textes peut également permettre de voir comment les personnages peuplant l’œuvre de Lodge prennent vie – le lecteur-critique pouvant ainsi entendre la voix de l’auteur, ses interrogations. Comme l’illustre le passage situé à la page 5 du carnet de notes consacré à Nice Work (en date du 10 février 1984), certaines caractéristiques du personnage principal et certains aspects du synopsis, notamment la forme du journal, initialement prévus pour ce roman servirent en fait de fondation pour Therapy, (publié près de neuf ans plus tard) : “Some vague ideas for another novel floating around in my head. The central figure to be a middle-aged man, and the narration will be perhaps a […] review diary, or a journal…”[15]

La structure du roman était encore floue pour David Lodge : “This novel is still very vague and uncertain to me. All kinds of questions about focus, time, plot, remain unresolved. Design of it becoming a rather flat, sentimental portrayal of mid-life crisis. Could it be comic? […] This would be tied up with narrative method and angle.” [16] Ici encore, le thème de la crise identitaire traversée par le protagoniste sera finalement traitée plus avant dans Therapy.

La forme du récit, qu’il nomme alors “a God-story”[17], faillit par ailleurs être très différente, Lodge ayant tout d’abord imaginé un monologue, adressé à Dieu :

“Had an idea for the form of the novel this summer which may be the crucial breakthrough. The whole novel is in the form of a monologue by the central character, addressed to God. It is a kind of informal prayer […] Advice of an American parish when he was a boy: “Talk to God as if he were a human being […] that’s a conversation […] Must talk to him as if he were a friend. Tell him about your worries, your joys and sorrows. Tell him jokes. It’s a great mistake which now priests make to suppose that God hasn’t a sense of humour […] it would only become apparent after quite a few pages that the addresses were God: Reader should be evoked before this is revealed” [18].”

Le protagoniste, n’ayant pas encore d’identité très clairement définie par l’auteur, était désigné par la lettre X :

“The novel would, I think, be set specifically in Birmingham, X, would reflect changes in the city since he was young. Several children. Then they decided to use birth control (pill?), then X’s wife had hysterectomy? The children have all (?) stopped going to Church for various reasons. This makes X and his wife unhappy but helpless[19].”

En conséquence, d’autres titres furent évoqués par l’écrivain comme God Help me, So, Help me God ou encore God’s Truth[20]. La lecture des avant-textes peut d’ailleurs également permettre de suivre l’évolution des titres des romans.

Dans « Nice Work de David Lodge: Jeu de Société ou Jeu d’Ecriture? », Marie-Françoise Cachin remarquait à propos du titre Shadow Work, auquel Lodge avait initialement songé, qu’il « aurait eu l’avantage d’évoquer non seulement la mission de Robyn Penrose à Pringle’s mais aussi le travail fait par l’écrivain sur le modèle littéraire choisi car Nice Work est à certains égards “the shadows” du roman social victorien. » (p. 131) A vrai dire, d’autres titres similaires traversèrent l’esprit du romancier comme le suggère la liste figurant page 23 de son carnet : Shadow Plan, Me and My Shadow, ou encore Shadow Work, An Industrial Novel [21].

Si la référence intertextuelle aux romans du XIXe siècle fut présente dès le début de la conception du roman, David Lodge décida finalement de ne pas utiliser la forme du monologue : “The Industrial Novel would provide intertextual elements parallel to Romance in Small World […] I think monologues would not be right for this book.” Il songea alors à un autre titre plus dickensien qui, lui aussi, aurait pu tout à fait convenir : Hard Times in Rummidge[22].

Apories et impasses…

Les coupures effectuées dans un texte sont tout aussi révélatrices de certaines apories, des impasses de la création. Bien que mêlant toujours réalité et fiction dans ses romans, cette réalité n’est en effet parfois pas tout à fait adaptée au dessein de David Lodge et celui-ci décide alors de ne pas l’utiliser dans le monde romanesque qu’il est en train de créer.  L’écrivain, ayant eu l’occasion de voyager en Pologne, avait par exemple songé à intégrer dans Small world, une jeune universitaire polonaise prénommée Wanda – spécialiste du théâtre absurde anglais à l’université de Lodz. Il l’explique d’ailleurs dans The Practice of Writing[23] :

“I decided […] that Wenda would spend the entire novel travelling about Lodz by tram, getting off to join any likely-looking queue, poignantly excluded from the plot and the fun the other characters were having. But the character of Wenda herself obstinately refused to come alive, and it became obvious to me that the plight of the Polish academics I had met, and of the Polish nation at large, was too grim for incorporation into my light-hearted satire on the global campus; so I cut her out of the novel.”

David Lodge avait écrit quelques scènes concernant la jeune femme et dans l’une d’elles, celle-ci est décrite faisant la queue pour acheter le dîner de son mari tout en lisant ; ce passage – coupé, comme tous ceux où elle apparaissait – est (en partie) le suivant :

“(…) Wanda stoops and takes from her bag a copy of the Birthday Party, by Harold Pinter, the play she will be discussing with her students at eleven o’clock. It is a very difficult play for Polish students. They do not understand the jokes. Wanda is not sure she understands the jokes herself, but she knows they are because she attended a performance on her last visit to England when the audience was rocking with laughter throughout. When the play was performed in translation in Lodz it was received in grave and attentive silence. Perhaps Wanda reflects, Western absurdist drama doesn’t amuse the Poles because it corresponds so closely to Polish life. What, after all, is the Birthday Party but a long interrogation by the secret police?”[24]

Souvenirs de chemins délaissés

Quant aux carnets de notes et les différents manuscrits illustrant l’évolution de sa pièce de théâtre, The Writing Game (1991) – encore intitulée The Pressure Cooker –, ils se sont révélés une source d’information essentielle à la compréhension de cette œuvre où Lodge aborde de la façon peut-être la plus personnelle les joies, mais également les affres, ressenties par tout auteur s’adonnant au « jeu de l’écriture ». L’écrivain y dépeint de manière très drôle mais aussi très juste le monde littéraire britannique, un monde qu’il connaît bien.

Dans cette pièce, les écrivains Maude Lockett et Leo Rafkin (invités au Wheatcroft Centre pour donner un cours de creative writing à des auteurs en herbe), s’opposent parfois au sujet de la littérature dite populaire, du mélange entre réalité et fiction existant au sein de toute création ; quant à l’écrivain Simon Sinclair, venu présenter un livre constitué de 250 pages entièrement… blanches, il personnifie de façon satirique l’écriture métafictionnelle dans ce qu’elle a de plus extrême.

La pièce fut jouée à Birmingham en 1990 après avoir subit divers changements, et non des moindres en ce qui concerne l’une des dernières scènes, comme le montrent les premières versions du script[25]. Le lecteur-critique peut ainsi découvrir que la scène, dans la version publiée, où Penny Sewell (jeune apprentie-écrivain) annonce à Leo qu’elle quitte le centre et que, bien qu’elle ait du talent, elle ne souhaite pas devenir écrivain, est la version tout à fait opposée de celle à laquelle David Lodge avait un instant songé, et dans laquelle Penny prenait la décision inverse :

LEO

[…] But maybe your book won’t be noticed much, or you’ll get some hostile reviews, and you’ll discover that just being published is not enough after all – you also want success. Acclaim. So it’s back to the desk and the typewriter again. It’s a hard, lonely road, Penny. You sure you want to go down it?

Pause. Penny reflects.

PENNY

Yes.

LEO

Ok. Good luck.

Leo hands her the manuscript.

PENNY

I was going to read from it, this evening.

LEO

Good idea. Read the last ten pages.

They work very well.

La version finalement retenue (où la réponse de Penny est négative car elle refuse l’hypocrisie existant parfois dans le monde littéraire) a un impact bien plus retentissant au sein du récit et souligne également de façon plus nette le recul que David Lodge garde par rapport à l’écriture. Ce que nous révèle de plus l’avant-texte, c’est qu’il est non seulement la mémoire d’une œuvre mais parfois même, celle de l’écrivain. Ce-dernier explique en effet n’avoir aujourd’hui aucun souvenir de cette première version, écrite en 1985, l’ayant rapidement évincée au profit de celle qui lui semblait plus adéquate :

“I have no memory of writing [this] passage from the last scene of The Writing Game […] It must have been an early draft I think.  It seems very sentimental to me now, and I hope that was why I rejected it in favour of the present ending, with Penny deciding she doesn’t want to be a writer after seeing what it does to people”[26].

C’est même, selon lui, un exemple de la façon dont la conscience de l’écrivain peut effacer jusqu’aux souvenirs des routes possibles que l’œuvre, en cours d’écriture, n’aura finalement pas suivies…

Pour conclure, notons que l’attitude de David Lodge au regard des manuscrits ou brouillons d’écrivains, notamment les siens, est paradoxale. Selon lui, lecteurs et critiques sont intéressés par la genèse des œuvres littéraires car c’est une façon de reconstituer et de partager la tâche complexe consistant pour un écrivain à combiner, expurger, corriger, etc. Tâche faisant partie de la création et qu’évoquait T. S. Eliot sous le terme “critical labour” dans Selected Essays[27]. Mais pour Lodge, un roman achevé et publié contient davantage d’informations que les manuscrits relatant l’histoire de sa genèse, ainsi qu’il l’explique dans Consciousness and the Novel :

“My novels are the products of numeral revisions, and I know that I could have gone on revising them indefinitely, but a published novel is simply more useful as information than a collection of its various drafts would be, and certainly more useful than a novel which is never published because its author never stopped revising it.” (p. 91)

L’incursion dans l’intimité de l’écrivain ne lève évidemment pas totalement le voile sur le mystère de la création et David Lodge le rappelle : “There are many facts about the composition of my work that I could never recover and many that I would never divulge.” (108) Mais du moins cette incursion peut-elle nous apprendre comment le romancier a construit son œuvre, nous permettre de relever les empreintes qu’il a laissées en route et de suivre, à rebours, ce chemin que Leo Rafkin dépeint comme étant parfois difficile et solitaire : “a hard, lonely road…”

Chaque histoire possède ainsi sa propre histoire qui reste, elle, souvent secrète : celle de sa création… Et c’est cette histoire que la lecture des manuscrits que David Lodge a légués aux archives de l’Université de Birmingham, nous permet de découvrir – des manuscrits pouvant se lire comme de véritables cartes métaphoriques où espace et création littéraires sont intimement mêlés.

Bibliographie :

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NOTES

[1]. Patricia Hampl, “The Lax Habits of the Free Imagination,” dans Daniel C. Dennet, Consciousness Explained, London, Penguin, 1991, p. 245.

[2]. Lidia Vianu, “Desperado Literature,” www.lidiavianu.scriptmania.com/david_lodge.htm.

[3]. Tous les passages tirés de ces documents d’archives sont cités dans cet article avec la permission de David Lodge – qu’il en soit ici chaleureusement remercié.

[4]. Voir à ce sujet l’ouvrage intitulé Left Out, Texts and Ur-texts, publié par N. Collé-Back, M. Lantham et D. Ten Eyck, aux Presses Universitaires de Nancy en 2009.

[5]. Jean-Pierre Angremy, Introduction à Brouillons d’écrivains, Paris : BNF, 2001, p. 9. Paru suite à l’exposition du même nom à la BNF en 2000.

[6]. Louis Hay, « Qu’est-ce que la génétique ? », mis en ligne le: 2 avril 2007. Disponible sur: http://www.item.ens.fr/index.php?id=44566.

[7]. John Haffenden, Novelists in Interview, London: Methuen, 1985, p. 162.

[8]. David Lodge, “Why Do I Write?”, dans Write On: Occasional Essays, 1965-1985, London,  Penguin, 1986 (réed. 1988),  p. 77.

[9]. Umberto Eco, Lector in Fabula, Paris : Grasset, 1985, p. 29.

[10]. Voir Liliane Louvel, « L’œil cartographique du texte », dans Textes/Images : Images à lire, textes à voir, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2002, p. 126.

[11]. Robert Louis Stevenson (1894), “My First Book.” The Idler, repris dans Treasure Island, Emma Letley (ed.) Oxford: OUP, pp. 198-199; cité par Marc Porée et Alexis Tadié, « Cartes sataniques », Cartes et Strates, Tropismes, n° 7, 1995, p. 157-58.

[12]. Anne Herschberg Pierrot, « L’écrivain et ses manuscrits », dans Brouillons d’écrivains, Paris : BNF, 2001, p. 61.

[13]. Pierre Marc de Biasi, « Les points stratégiques du texte » et « L’Avant-texte », dans Grand Atlas des Littératures, Paris, Encyclopaedia Universalis, 1990, p. 24-27.

[14]. David Lodge, “Why Do I Write?”, dans Write On, Op. Cit., p. 77.

[15]. “The David Lodge Papers,” Nice Work, Box 24, working notebook, February 10, 1984, p. 5.

[16]. Ibid., p.16.

[17]. Ibid., January 2, 1986, p. 35.

[18]. Ibid., February 10, 1984, p. 18.

[19]. Ibid., April 30, 1985, p. 18-19.

[20]. Ibid., April 30, 1985, p. 23.

[21]. Ibid., April 30, 1985, p. 23.

[22]. Ibid., January 6, 1986, p. 39.

[23]. David Lodge, “Fact and Fiction in the Novel,” dans The Practice of Writing, London: Secker and Warburg, 1996, p. 31.

[24]. “The David Lodge Papers,” Small World, Box 4, Working Notebooks, “Special Collections Department,” University of Birmingham.

[25]. “The David Lodge Papers,” Box 27, The Pressure Cooker (1986 and revised as The Writing Game), “Special Collections Department,” University of Birmingham.

[26]. Correspondance personnelle avec l’auteur. Le 25 janvier 2009.

[27]. David Lodge, Consciousness and the Novel: Connected Essays, New York: Harvard University Press, 2002, p. 107.

Cet article a été publié dans La Géographie dans le monde anglophone : espace et identité, Editions Michel Houdiard, Paris, 2010, pp. 71-82.

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