« De la page à l’écran : Nice Work de David Lodge »

« Ecrire, c’est inventer des images.
Filmer, c’est écrire autrement »*
 
 

Le terme « itinéraire(s) » semble on ne peut plus approprié lorsqu’il s’agit d’aborder le roman Nice Work de David Lodge et son adaptation télévisuelle. C’est-à-dire non seulement le chemin parcouru lors du passage de l’écrit à l’écran mais également les nouveaux itinéraires de lecture, qui s’offrent au lecteur devenu spectateur. Ainsi, en choisissant d’adapter lui-même ce roman, l’écrivain ne se situe plus uniquement « à la croisée des chemins » (titre justement choisi par Marc Amfreville pour traduire le titre du célèbre essai lodgien « The Novelist at the Crossroads » mais aussi « à la croisée des media… »

« Itinéraire », donc, car le chemin parcouru lors d’une transposition à l’écran, est d’abord un voyage (terme employé par André Téchiné s’exprimant au sujet des deux adaptations filmiques qu’il a réalisées, Les sœurs Brontë et Les égarés [1]) qu’entreprend le réalisateur adaptant une œuvre ou, c’est le cas ici, du romancier qui adapte son propre roman. David Lodge s’interroge d’ailleurs dans The Practice of Writing sur les motivations qui peuvent pousser un écrivain à s’essayer au médium filmique. Il note que les raisons peuvent être à la fois matérielles (parce qu’écrire pour la télévision peut devenir une source de revenus supplémentaires ; parce que l’adaptation d’un roman peut augmenter les ventes de celui-ci tout en amenant un lectorat plus large à découvrir les autres œuvres de l’écrivain) et esthétiques, parce ce l’auteur peut avoir envie d’explorer diverses formes d’écriture. Ce qu’il soulignait dès 1986: “I write many different kinds of discourse: novels, short stories, academic literary criticism, book reviews, journalism of various kinds. I have […] tried my hand at writing for the stage and screen. I get satisfaction from extending my range, learning new techniques and conventions, reaching new audiences” [2].

Ainsi Lodge fut d’abord co-scénariste, avec Howard Schuman, de l’adaptation de Small World pour Granada TV en 1988 ; cette expérience fut décisive pour l’écrivain qui, fasciné (selon ses propres termes) par l’univers filmique, décida de s’y impliquer davantage dès que l’occasion se présenterait. Et c’est avec Nice Work que Lodge entra de plein pied dans le monde de la télévision : il adapta lui-même ce roman pour la BBC en 1989, adaptation pour laquelle il reçut le Royal Television Society Award for the Best Drama Serial of the Year, puis une Silver Nymph pour son scénario au Festival international de la télévision à Monte-Carlo en 1990. En 1994, c’est Martin Chuzzlewit de Dickens qu’il adaptera pour BBC 2, puis sa pièce de théâtre The Writing Game, pour Channel 4 en 1996.

Lodge avait par ailleurs accepté d’élaborer le scénario de Nice Work dès avril 1988 alors qu’il venait de finir le roman quelques mois auparavant – après avoir pris une retraite anticipée, trouvant de plus en plus difficile de mener en parallèle les vies de professeur à l’université et d’écrivain de romans… universitaires. Chris Parr, alors producteur au BBC’s Birmingham Centre, était à la recherche d’une histoire, socialement typique et régionale, de l’Angleterre de l’époque. Tous deux trouvèrent que le roman (situé dans le Birmingham des années 1980) à condition d’être adapté rapidement afin qu’il soit représentatif de l’époque thatchérienne, répondait parfaitement à ces critères. Lodge attendit que les épreuves du roman soient définitivement corrigées et se mit au travail : “It was as if the story was having two different ‘lives’, and I wanted the first to be over, as far as I was concerned, before the second one began” [3].

L’adaptation littéraire semble, de fait, s’inscrire comme une démarche esthétique logique au sein de l’œuvre de David Lodge, esthétique plurielle où s’instaure un dialogue entre les arts, les genres et les media, mais également entre l’écrivain et son époque. Semblant ainsi répondre à l’interrogation de Michel Raymond dans Le Roman concernant la place de la forme romanesque dans une époque envahie par l’audiovisuel, Michel Serceau définit d’ailleurs l’adaptation par la notion de dialogue entre ces deux supports médiatiques : « dialogue qu’entretiennent une époque, une catégorie socio-culturelle, une société, avec la substance vive de la littérature […] Lecture de l’œuvre littéraire, aspect de sa fortune et de son influence, elle en est une autre forme de sémiotisation, où s’inscrit et se structure une part non négligeable de l’imaginaire de l’homme d’aujourd’hui » [4].

Le choix d’une adaptation télévisuelle est par ailleurs intéressant lorsque l’on sait que la télévision est souvent ressentie comme le parent pauvre du cinéma. Les relations que peuvent entretenir un écrivain et le téléfilm dépassent néanmoins cette comparaison et sont notamment abordées par Thomas Elsaesser dans Writing for the Medium :

“Writers attractive to television because their work outside [it] already constitutes the kind of value television is anxious to be associated with – implicitly accept in their reflections the legitimate claim television has on ‘serious’ writing – for all kinds of programmes, but especially for original drama and adaptations of contemporary and classic novels – on television’s own terms.” [5]

Il est ainsi important de ne pas comparer écriture télévisuelle et écriture romanesque en termes de supériorité ou d’infériorité mais plutôt de considérer autant l’originalité de leurs caractéristiques respectives que ce qui les rapproche, comme le souligne Judith Louis : « Que des passerelles soient jetées entre […] le roman et le téléfilm est nécessaire, voire même salutaire. Encore faut-il que la fiction télévisée ne soit pas posée d’emblée dans cet échange comme l’élément mineur, incapable de développer son propre langage » [6].

L’adaptation d’un roman, le passage proprement dit de l’écrit à l’écran, inscrit littérature et film dans une relation de filiation, liant la transformation filmique à la fois aux notions d’intertextualité et d’interdépendance des arts. Laurent Delmas précise en effet que « les films ne peuvent oublier cette parenté qui repose en outre sur un constat d’évidence : la littérature, forte de son patrimoine et de sa production à flux continu, joue à la fois le rôle d’ancêtre et de grande sœur, au même titre d’ailleurs que le théâtre, la peinture ou la musique » [7]. [Mes italiques] Lodge souligne lui aussi l’inépuisable source d’inspiration que constitue la littérature pour le film [8]. Il ajoute encore que ce phénomène s’est accentué en Angleterre avec le développement de la télévision indépendante [9]. Il refuse également toute suprématie d’un médium par rapport à l’autre : “I don’t think visual […] media will make reading and the book obsolete. But the interaction between them will increase” [10].

Définir le film comme un “art éclectique”, à la fois visuel et narratif, comme le fait Douglas G. Winston, c’est donc légitimer le terme de texte et l’employer dans le sens que lui donne Roland Barthes : « toutes les pratiques signifiantes peuvent engendrer du texte : la pratique picturale, la pratique musicale, la pratique filmique, etc. » [11] La définition qu’il donne de l’analyse textuelle (même s’il parlait de destruction fatale du roman lors de son adaptation) est éclairante : « travailler le texte » écrit-il, « c’est se donner le pouvoir (le temps, l’aise) de remonter les veinules du sens … , ce ‘pas à pas’ n’est qu’une ‘décomposition’ (au sens cinématographique) du travail de lecture : un ralenti, si l’on veut, ni tout à fait image, ni tout à fait analyse » [12].

Une notion reste néanmoins complexe lorsque l’on aborde le phénomène de l’adaptation : celle d’autorité. Si Malcolm Bradbury aborde les contraintes liées à une écriture collective dans Writing for the Medium, il refuse cependant d’abandonner toute notion d’autorité dans le cadre de l’adaptation littéraire, soulignant au contraire l’importance et l’influence d’un script d’auteur, héritage de l’écriture romanesque, au sein d’un médium riche de possibilités techniques mais où conventions et créativité s’opposent parfois [13].

L’œuvre transposée à l’écran offre également de nouveaux itinéraires de lecture au lecteur devenu spectateur. Celui du montage tout d’abord, où s’illustre le rapport entre parcours narratif et parcours dans l’espace filmique – i.e. la correspondance entre narration et représentation. L’image de l’itinéraire, qui s’adapte ici au film comme au roman, est d’ailleurs celle utilisée par Lodge pour définir la construction de ses récits : “The import of a narrative is a ‘metaphoric’ totalization of its meanings, a realization that its ending is the same-as-but-different-from its beginning, but the route by which this goal is reached is a metonymic chain of temporal sequence and cause-and-effect” [14]. [Mes italiques]

C’est également, selon Bruce K. Martin, ce qui fait de la version télévisée de Nice Work « une transformation intelligente et efficace » [15] dans laquelle l’intentionnalité du discours est révélée voire renforcée par la caméra et des techniques telles que le « cross-cutting » ou le « split-screen » permettant de mettre en relief dramatiquement les contrastes sociaux, culturels et littéraires sur lesquels s’articule le roman. Celui-ci illustre l’opposition puis l’interaction entre réalisme et procédés postmodernes ; opposition rendue par la structure même du récit dont la première partie décrit Vic Wilcox depuis son lever jusqu’à ce qu’il arrive à son lieu de travail, puis décrit rétrospectivement ce que fait Robyn Penrose, avant d’alterner les deux récits dans le troisième chapitre.

Le film suit quant à lui une séquence événementielle chronologique au montage discontinu et décrit ce que font les deux personnages, au même moment mais en un lieu différent, selon les souhaits de Lodge : “At the first moment of thinking about adapting Nice Work for the screen I decided to use the essentially cinematic cross-cutting device of my third chapter at the very beginning of the screenplay” [16]. Ainsi que le souligne un article critique abordant l’adaptation télévisée de Nice Work : “At the core of the story is a theme as well-worn by Lodge as everyone else – the tussle between fiction and reality – but this time he comes at it from an intriguingly different angle” [17]. [Mes italiques]

L’attachement de Lodge pour le mode réaliste peut par ailleurs s’exprimer au sein du médium filmique puisqu’il s’agit bien pour le film, autant que pour le roman, de raconter une histoire en s’attachant à créer un effet de réel tout en restant conscient des conventions grâce auxquelles cette création a lieu. André Gaudreault souligne ce rapport ambigu à la réalité : « Ces ‘morceaux de réalité’ qui composent un film ne sont-ils pas, malgré leur apparence de concrétude, aussi éloignés de la réalité, sinon plus, que ces mots qui informent le récit scriptural ? » [18] Pour Lodge il n’existe ainsi pas d’opposition (tout comme c’était déjà le cas au sein du roman) entre ces conventions réalistes et un style d’écriture visant à les illustrer ou à les subvertir : “I am not convinced […] that the camera is, in human hands, any more neutral than language, or that it renders literary realism redundant” [19].

Le discours romanesque illustre l’opposition puis l’interaction entre réalisme et procédés postmodernes et cette opposition est rendue par la structure même du roman. Les première et seconde parties du premier chapitre présentent respectivement les caricatures réalistes de Vic Wilcox, directeur général de l’usine J. Pringle et Fils, 46 ans, marié, trois enfants, homme de terrain, et de Robyn Penrose, maître de conférence à l’université de Rummidge, spécialiste du roman industriel du dix-neuvième siècle, partisane des théories féministes et postructuralistes, vivant une relation libre avec Charles son compagnon, lui aussi universitaire. Ainsi que le note Malcolm Bradbury dans The Modern British Novel, “two Englands and two ideologies meet. So do two styles of fiction, the self-conscious and the realistic […]” (405).

En écrivant le scénario lui-même, Lodge fut ainsi, pour la première fois, véritablement confronté aux difficultés inhérentes à l’adaptation ainsi qu’aux techniques employées. Ainsi qu’il le remarque dans The Practice of Writing, “turning a novel into film, even a serial film several hours long, is inevitably mostly a matter of […] condensation – cutting out superfluous material, accelerating the tempo of events – and dramatization – translating narration and represented speech, action and image: these are the fundamental tasks of the adapter” (223, 226). Il était selon lui possible d’adapter le roman en restant fidèle à l’esprit de ce dernier : “I think that I felt with Nice Work that I wanted to be as faithful as I could to the original. And I thought it was essentially a story that could be told without leaving out very much” [20].

Trois aspects sont caractéristiques du passage de l’écriture romanesque à l’écriture filmique de Nice Work : la condensation (ou ellipse, des aspects non essentiels ont été coupés), le transfert (les actions, pensées ou dialogues sont identiques mais présentés différemment) et l’extension (addition de scènes nécessaires à la compréhension du récit.) Ce qui n’a pas été intégré au film, par exemple, ce sont certains personnages qui n’étaient pas indispensables comme la fille de Vic (Sandra) ou Penny, la confidente de Robyn. La scène où la jeune femme, lors d’un trajet en voiture, explique à Vic la différence entre métonymie et métaphore qu’elle illustre avec une image publicitaire pour Silk Cut, une marque de cigarettes, est à la fois la représentation métonymique des théories déconstructionistes qu’affectionne Robyn (opposées au pragmatisme de Vic) mais elle est aussi la métaphore de la tournure sexuelle que va prendre leur relation. Cette explication n’est pas présente dans le film et ceci pour plusieurs raisons que souligne Marc Lawson : “This is partly because of the speech’s length but also because of the difficulty of showing the advert on the BBC; even if the corporation agreed, the manufacturers would not. Equally, the key word in Robyn’s deconstruction of what Silk Cut really means is one which could not be spoken on television” [21].

Dans le film, la présence de Charles chez Robyn dès le début du 1er épisode permet de situer immédiatement leur contexte social et culturel et de montrer plutôt que raconter leur relation. Les lettres que Charles écrit à Robyn dans le roman, lui annonçant qu’il quitte l’université et que sa liaison avec Debbie est terminée, ont disparu : appropriées dans un roman classique, elles ne sont pas, selon Lodge, adaptées à un téléfilm moderne et furent donc remplacées par la visite de Charles lui-même qui est alors repoussé par la jeune femme. Selon Lodge, ce passage est rendu plus puissant d’un point de vue dramatique, permettant de mettre en scène une rupture à la fois sentimentale et idéologique.

Quant à la séquence finale, Lodge souligne dans The Practice of Writing qu’elle a été entièrement rajoutée par le metteur en scène, Christopher Menaul : “Not only was this entirely Chris Menaul’s idea, but I didn’t even know he had planned it until I saw the rough cut of the final episode” (207). Vic vient donc de quitter Robyn qui va lui prêter l’argent nécessaire à la création d’une entreprise familiale avec l’aide de sa femme. Il roule au volant de sa voiture quand il se rend compte qu’il est entouré de camions portant l’insigne “Riviera Sunbed”. C’est en fait le nom d’une entreprise dans laquelle son collègue Brian Everthrope a investi et, tout comme elle est plusieurs fois mentionnée dans le roman, le téléspectateur a pu voir ce camion passer furtivement lors de quelques scènes. Dépassé par le véhicule, Vic éclate alors de rire rendant ainsi l’atmosphère finale plus optimiste, son personnage plus détaché.

Le film reste ainsi fidèle à l’esprit du roman et la remarque de Bernard Bergonzi peut s’appliquer à la fois à la version romanesque et à la version filmique : “The happy ending may indeed be something of an affront to the expectations of the readers of realistic fiction […]” [22].

Lodge garde par ailleurs un excellent souvenir de son travail en tant que scénariste et en tira beaucoup de satisfaction : “I brought away from the whole experience a high regard for the perfectionism of the director, Chris Menaul, and his team […] It is certainly a challenge, but when it works – when performance and speech and image and music are all perfectly harmonised – then it delivers a kick that the printed word can hardly equal” [23].

La transposition d’un texte de la page à l’écran n’est pas sans rappeler l’image du palimpseste. Palimpseste médiatique cette fois, où se lisent à la fois l’avenir d’une œuvre et sa mémoire. Son avenir car il s’agit en effet, estime Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, de « considérer, en somme, moins la fidélité à un objet que l’instauration d’une écriture de la différence » [24], d’aborder l’adaptation en termes de réécriture, permettant ainsi de poser la nécessaire notion de recréation. Sa mémoire, aussi, car elle rappelle que le terme de réécriture « peut signifier également le retour de l’écrire sur ses propres traces, la variante, la rature, la répétition […] », le film traçant, « comme à rebours, le palimpseste d’une autre écriture, à venir mais à l’œuvre dans l’écriture elle-même […] » [25]. Ainsi, le texte filmique se détache du texte écrit pour cependant sans cesse y retourner, en y renvoyant le spectateur. L’auteur évoque à ce sujet le cinéaste Max Ophuls :

[…] loin d’exhiber le texte comme source d’une écriture qui serait constitutive à la fois de l’œuvre et de l’impureté filmiques, il affirme ne chercher dans l’emprunt que le ready-made […] qui en fournissant le scénario donne libre cours à une invention visuelle […] le film se donne ainsi comme tâche de mettre l’écrit en scènes et en séquences d’images, non pour en trouver l’équivalence, mais bien plutôt pour en relancer la charge poétique et la puissance imaginative [26].

C’est donc également la possibilité d’un voyage à rebours qui s’offre au lecteur-spectateur, voyage au cours duquel il peut mesurer la présence du médium filmique dans l’œuvre romanesque même. Dans de nombreux passages du roman, en effet, le lecteur se voit subtilement transformé en spectateur : un cadrage particulier, une référence à la méthode filmique, suffisent à modifier le regard porté sur l’histoire qui lui est racontée. Les allusions à d’autres textes scripturaux sont du ressort de l’intertextualité. Mais quand les allusions portent sur des textes filmiques, une autre forme de référentialité entre alors en scène, à laquelle se rattachent le croisement des arts, l’hybridation, une remise en question des frontières : l’intermédialité. Johanne Lamoureux et Marie Fraser notent d’ailleurs dans « Mélancolie entre les arts » que « l’intermédialité, tendue aujourd’hui vers une nouvelle convergence médiatique, relève également, et peut-être initialement, de l’adaptation » [27]. Une définition en est donnée par André Gaudreault :

La notion d’intermédialité désigne le croisement des médias dans la production culturelle contemporaine. Cette notion permet […] des analyses concrètes des rapports entre textes, images visuelles, musique, représentation théâtrale et diffusion médiatique et propose comme sujet de réflexion les implications discursives de cette nouvelle interpénétration des médias (émergence de nouvelles formes de discours, de transmission et de réception des savoirs, mondialisation des enjeux de la création artistique, redéfinition des territoires culturels, etc.) [28]

Lodge souligne d’ailleurs combien son écriture possède toutes les caractéristiques de celle qu’il attribuait à un cinematic novelist tel que Thomas Hardy : “A cinematic novelist is one who as it were, deliberately renounces some of the freedom of representation and report afforded by the verbal medium, who imagines and presents his materials in primarily visual terms, and whose visualisations correspond in some significant respect to the visual effects characteristic of film” [29].

Dans Nice Work, “a rather scenic novel” [30] selon son auteur, les allusions aux procédés dramatiques et filmiques sont ainsi déjà présentes. Au début du roman, le narrateur omniscient (après avoir présenté Robyn à travers des réflexions métafictionnelles) reprend d’ailleurs l’image du metteur en scène choisissant un rôle à ses personnages : “a good teacher, like a good actress, should not be immune from stage fright” (610) [31]. Lorsque Robyn se dirige vers le campus, le décor est planté : “Toiling up the slope from Falmer railway station, you had the Kafkaesque sensation of walking into an endlessly deep stage set where apparently three-dimensional objects turned out to be painted flat, and reality receded as fast as you pursued it” (611). Lorsqu’elle s’imagine travailler dans un bureau ou dans une banque, “her mind soon went blank, like a cinema screen when the projector breaks down or the film snaps” (618). Et si elle est spécialiste des romans industriels ce n’est qu’en théorie : “Robyn’s mental image of a modern factory had derived mainly from TV commercials and documentaries: deftly edited footage of brightly coloured machines and smoothly moving assembly lines, manned by brisk operators in clean overalls, turning out motor cars or transistor radios to the accompaniment of Mozart on the sound track” (676).

Comme le précise Lodge, le roman possède en effet les caractéristiques inhérentes au support filmique : “I thought as I was working on it, that it would make quite a good film or TV serial because I realised I was writing in a very dramatic way, you know with my two main characters who were constantly interacting, a lot of dialogue” [32]. Cette caractéristique, que l’on retrouve dans la plupart de ses romans, a été plusieurs fois soulignée par les critiques : “David Lodge’s novels tend to look as if they were written with adaptation in mind, but Nice Work (BBC 2), a new four-part drama, takes him a stage further, profitably letting him loose on his own book” [33].

On peut donc parler, au sein de la forme romanesque contemporaine, d’une écriture filmique c’est-à-dire mimant certains aspects du film télévisuel et/ou cinématographique : découpage, cadrage, longueur et rythme des scènes, inclusion explicite d’un point de vue spectatoriel et omniprésence des verbes de perception. De nombreux auteurs ont en effet recours à ces procédés qui font partie intégrante d’une culture visuelle commune: Salman Rushdie, Angela Carter, Jonathan Coe, Jim Crace…

 La réflexion de Malcolm Bradbury dans Writing for the Medium est révélatrice de cette tendance : “There is an important question to be asked about what film and TV, as modern forms of writing, are doing to our ideas of the novel and narrative, and our notion of the novelist and the novelizing imagination (…) the relation between the literary and the filmic ‘aura’, the role of the screenplay and of the writer in the modern media, and the changing form of the novel” [34].

Ajoutons ici le role du lecteur-spectateur, et ses différentes « perspectives interprétatives », qui en s’identifiant « aux figures imaginaires que met en scène la fiction […] définit aussi son identité de spectateur à travers les ‘promenades inférentielles’ qu’il accomplit à travers les territoires de la fiction »[35].

C’est alors la nature hybride du texte littéraire tout autant que celle du texte filmique qui se trouve ainsi posée ; selon Jacques Migozzi, le lecteur d’un roman actuel peut même appréhender celui-ci « comme un scénario appelant une perception effective des sens au terme de la construction verbale : ainsi s’expliquerait la très large audience de certaines fictions par la plénitude de l’esthésie qu’elles offrent en partage à leurs lecteurs, puis à leurs téléspectateurs » [36]. Quant au scénario proprement dit, il représente un écrit inachevé au caractère volontairement inabouti, un premier geste de mise en scène, « une étape du voyage entrepris » selon André Téchiné et un genre « entre-deux » selon Pier Paolo Pasolini : “situated as it is between literature and film, the screenplay-text occupies a ‘void,’ an interval which compels the reader to inhabit that same uncomfortable place between two languages” [37].

Enfin, le passage de la page à l’écran peut également influencer la réception du roman par un lecteur réel. La couverture d’une réédition des éditions Penguin (1989) montre en effet les deux principaux acteurs du film, Warren Clarke (notamment connu pour avoir joué Dim, l’un des droogs d’Alex dans Clockwork Orange de Stanley Kubrick) et Haydn Gwynne, interprétant respectivement Vic et Robyn, et porte la mention suivante : “Now a riveting BBC Television series from the bestselling book” [38].

C’est alors l’image au seuil du texte qui peut influencer la lecture de l’œuvre. Dans ce dernier cas, la parapicturalité, tout comme le paratexte, joue un rôle important. Le livre devient un livre-image, un livre qui donne à voir. L’image n’est plus seulement le reflet du texte, mais l’annonce, l’enveloppe, le précède comme pour mieux s’insérer et faire jouer sa fonction didactique : non seulement averti qu’il existe une version filmée, le lecteur visualise les personnages avant même d’avoir lu le roman.

L’interpénétration aussi flagrante entre deux mondes, l’un réel et l’autre fictif, virtuel, est ainsi renforcée avec l’adaptation du roman, comme le souligne Lodge dans The Practice of Writing:

The membrane between fact and fiction, between ‘Birmingham’ and ‘Rummidge’, has undoubtedly become thinner and more transparent with the passing of time, and I was concerned that it might be actually ruptured by the recent television serialization […] because it was filmed entirely on location in Birmingham, including the campus of the University.” […] One Sunday morning in March 1989 I drove from my house in Edgbaston to the main entrance of the University, and there, like a dream or hallucination, was a traffic jam I had invented three years earlier […] (34-35)

Il semble donc que l’on puisse considérer le passage de l’écrit à l’écran non pas comme un simple vecteur promotionnel de la littérature mais bien comme le parcours d’un processus de (re)création, pouvant donner selon les termes de Lodge, une « seconde chance » à l’écrivain devenu scénariste : “It’s not only what you put into the screenplay, it’s what the director and the actors discover when they do it. And lines that seem, you know, fairly shallow on the page can be given a lot of resonance in the way they’re acted, and certainly there are opportunities to explore the characters in ways that one didn’t in the book” [39]. C’est à l’issue d’un travail collectif que l’œuvre, l’adaptation, prend toute sa signification et Téchiné affirme d’ailleurs : « c’est à la fin du voyage que je [sais] quel paysage j’ai découvert ».

Ce passage de l’écrit à l’écran est aussi l’illustration de la nature polymorphe et intermédiatique d’une écriture postmoderne, d’un écrivain qui ne se situe plus uniquement « à la croisée des chemins » mais bien aussi « à la croisée des media… » Car, rappelons la remarque de Jean-Claude Carrière (écrivain et scénariste) à ce sujet :

Ce siècle a inventé au moins deux sinon trois écritures nouvelles : l’écriture cinématographique, l’écriture télévisuelle et maintenant les images de synthèse, voire les images virtuelles (…) la stature de l’auteur pyramidal dominant le monde, et délivrant ses messages disparaît. C’est ainsi. Il s’efface pour devenir une vibration qui va de proche en proche. Pour cela il doit être capable de manipuler tous les langages. Même si finalement il parle avec la même voix [40].



*. « Note d’intention », Revue Synopsis, n° 1 (automne 1999) : 3.

1. « Ecrire et filmer », conférence prononcée par Andre Téchiné en présence de Julia Kristeva, Jean-Michel Frodon, Marc Buffat, dans le cadre du cycle de conférences du Centre Roland-Barthes ; Université Paris VII, 08 février 2005.

2. Lodge, David, “Why do I write?” Write On. Occasional Essais. 1965-1985 (1986), London, Harmondsworth: Penguin, 1988, 76.

3. Lodge, David, “Adapting Nice Work for Television”, The Practice of Writing, London: Secker and Warburg, 1996, 219.

4. Serceau, Michel, L’adaptation cinématographique des textes littéraires, Théories et lectures, Collection « Grand Ecran, Petit Ecran – Essais », ed. Jean-Marie Graitson, Liège : Editions du Céfal, 1999, 10.

5. Bradbury, Malcolm, “The Novelist and Television Drama”, Writing for the Medium, ed. T. Elsaesser, Amsterdam UP, 1994, 92.

6. Louis, Judith, « Eloge de la série », Synopsis « Ecrire pour la télévision », n° 5 (hiver 1999) : 43.

7. Delmas, Laurent, « L’adaptation littéraire », Synopsis, n° 25 (mai-juin 2003) : 3.

8. Interview de David Lodge réalisée par “The Penguin Readers Group”, dans la série “Author of the month”. (www.penguin.co.uk/static/packages/uk/readers/video/lodge_text.html.)

9. Morrison, Blake, “The Adapting of Books for TV Drama and Film”, Interview de David Lodge et Jane Rogers, Writer’s Masterclass, Radio 4, 21 février 1999.

10. Vianu, Lidia, “Interview with David Lodge”, (http://lidiavianu.scriptmania.com:david_lodge.htm)

11. Dans l’article « Texte », Encyclopedia Universalis, vol. 15, 1016.

12. Barthes, Roland, S/Z, Paris : Seuil, 1970, 21.

13. Bradbury, Malcolm, “The Novelist and Television Drama”, Writing for the Medium, ed. T. Elsaesser, Amsterdam UP, 1994, 103.

14. Lodge, David, Write On. Occasional Essais. 1965-1985 (1986), London, Armondsworth: Penguin, 1988, 198.

15. Martin, Bruce K., David Lodge, New York: Twayne’s English Authors Series, 1999, 136.

16. Lodge, David, “Adapting Nice Work for Television”, The Practice of Writing, London: Secker and Warburg, 1996, 224.

17. “Nice Work,” The Times (October 10, 1989): 20.

18. Gaudreault, André, Du littéraire au filmique : systèmes du récit, Paris : Méridiens-Klincksieck, 1988, 166.

19. Lodge, David, The Novelist at the Crossroads and Other Essais on Fiction and Criticism, London: Routledge and Kenan Paul, 1971, 17.

20 . Morrison, Blake, “The Adapting of Books for TV Drama and Film”, Interview de David Lodge et Jane Rogers, Writer’s Masterclass, Radio 4, 21 février 1999.

21. Lawson, Mark, “Nice Work”, The Independent (October 12, 1989) : 22.

22. Bergonzi, Bernard, Writers and Their Work: David Lodge, Plymouth: Northcote House Publishers, 1995, 27.

23. Lodge, David, “Trading Places”, The Sunday Telegraph (October 1, 1989) : 36.

24. Ropars-Wuilleumier, M.-C., Introduction de la revue Cinémas, « Ecrit/Ecran », vol. 4, n° 1, Montréal (printemps 1993) : 7.

25. Ropars-Wuilleumier, M.-C., Introduction de la revue Cinémas, « Ecrit/Ecran », vol. 4, n° 1, Montréal (printemps 1993) : 12-13.

26. Ropars-Wuilleumier, M.-C., Introduction de la revue Cinémas, « Ecrit/Ecran », vol. 4, n° 1, Montréal (printemps 1993) : 14.

27. Lamoureux, Johanne et Fraser, Marie, « Mélancolie entre les arts », Protée, vol. 28, n° 3 (hiver 2000-2001) : 5-6.

28. http://cri.histart.umontreal.ca/cri/fr/about.asp/  Site du CRI (Centre de Recherche sur l’Intermédialité)

29. Lodge, David, “Thomas Hardy as a Cinematic Novelist”, Working with Structuralism, London: Routledge, 1981, 96.

30. Lodge, David, “Thomas Hardy as a Cinematic Novelist”, Working with Structuralism, London: Routledge, 1981, 22.

31. A David Lodge Trilogy: Changing Places (1975), Small World (1984), Nice Work. (1988) London: Penguin, 1993. Les références sont tirées de cette édition.

32. Morrison, Blake, “The Adapting of Books for TV Drama and Film”, Interview de David Lodge et Jane Rogers, Writer’s Masterclass, Radio 4, 21 février 1999.

33. “Nice Work”, The Times (October 10, 1989) : 20.

34. Bradbury, Malcolm, “The Novelist and Television Drama”, Writing for the Medium, ed. T. Elsaesser, Amsterdam UP, 1994, 106.

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Cet article a été publié dans Pre- and Post-publication. Itineraries of the Contemporary Novel in English, F. Gallix, V. Guignery, éds. Editions Publibook Université – EPU, mars 2007, pp. 101-113.